Comment réconcilier les jeunes avec le souci actif du bien commun ? Pour le faire, il faut comprendre le mélange d’ignorance, de distance et d’intérêt passionné que des adolescents peuvent avoir pour la chose publique. Il est nécessaire d’analyser aussi la manière dont les choix politiques sont présentés dans l’enseignement « refondé » par les nouveaux programmes de 2016. Cela nous mènera à une réflexion sur ce qui n’est pas assez bien posé dans cet enseignement et sur les voies d’une meilleure éducation à l’entrée en citoyenneté active.
La politique et les jeunes, entre distance, ignorance et intérêt discret pour les questions de biens communs
Jean-Marie Le Pen accédait au second tour de l’élection présidentielle le 21 avril 2002. Dans mon lycée de banlieue parisienne il y a eu une réunion « pour discuter de la situation » avec une quinzaine d’élèves sur un millier et quelques professeurs. J’en ai gardé le souvenir de deux remarques qui représentent très bien les difficultés actuelles d’un apprentissage de la vie en tant que citoyen.
La première venait d’une enseignante demandant : « Qui veut faire partie du service d’ordre » des manifestations contre Jean-Marie Le Pen. Elle a rencontré un silence de plomb. Personne parmi les élèves ne semblait savoir ce qu’est un service d’ordre et c’est un petit fait révélateur. L’immense majorité des élèves souffre d’un très grand manque de connaissances de l’art du combat politique.
La seconde venait d’une élève d’origine maghrébine disant « Manifester contre Le Pen, c’est bien, mais personne ne nous a appris à réfléchir pour savoir pourquoi c’est mal de voter pour lui ». Avec l’intelligence naturelle qu’ont souvent les élèves, elle avait mis le doigt sur une question très peu abordée dans la culture scolaire : comment faire pour savoir choisir le bon vote ou la bonne décision politique ?
Le terrain qui attend la mise en œuvre des nouveaux programmes de 2016 est assez similaire, avec en plus une montée du scepticisme vis-à-vis de l’engagement politique. Les réponses des élèves à une question écrite libre, anonyme et ouverte sur la vie politique montrent insistent sur la fréquence des mensonges politiques. Plus largement le monde politique leur semble lointain, trop technique pour eux et peu efficace.
Ma longue expérience d’organisation de débats d’éducation civique en lycée montre que ce désintérêt est en partie une apparence trompeuse. En posant certaines règles de débat et la liberté de choix de sujets parmi les grandes alternatives du débat public, de l’actualité aux questions de société, on peut obtenir une très belle participation, active, passionnée et sérieuse. Elle révèle l’existence souterraine d’opinions, de points de vue et de jugements fondés sur des valeurs. Elle montre aussi que l’espoir de les rendre efficaces est assez peu présent.
A une échelle plus large on peut voir une immense majorité qui « ne fait pas de politique » et se tient en retrait et des petits groupes qui se passionnent pour l’engagement, en tant que Veilleurs, dans le mouvement Nuit debout, les ZAD, le complotisme ou le djihad.
L’entrée des élèves dans le raisonnement politique est donc assez imparfaite et disparate. Il faut se demander quel rôle joue l’enseignement actuel dans cette difficulté d’ouverture à la participation civique.
Réalité et risques d’une neutralité scolaire
L’école de la République a pour projet d’être une école ouverte à tous. Pour y parvenir, elle se donne comme objectif la neutralité politique de l’enseignement, fondée sur une vision de la science comme moyen de connaissance objective du réel. Il s’agit donc d’exclure de l’enseignement tout jugement de préférence pour une chose ou une autre. Le paradoxe étant que cette école publique est souvent accusée de parti-pris politique.
Pour comprendre cette contradiction apparente il faut explorer les mécanismes de la politisation de l’école. Contrairement à ce qui est souvent dit, l’expression directe d’une préférence politique est très rare dans l’enseignement. La règle tacite est qu’on ne fait pas l’étalage de ses opinions dans l’enceinte scolaire et qu’en retour on ne subit pas de pressions de nature explicitement politique (en dehors des questions pédagogiques ou de quelques discours officiels un peu ambigus).
L’impression de politisation ressentie par beaucoup a pourtant des bases réelles. Il est en effet difficile de présenter des réalités sans insister sur leurs aspects qui peuvent sembler positifs ou négatifs. Le projet de neutralité contient aussi en lui-même le risque de nier l’existence de débats entre scientifiques et d’un contenu moral des faits abordés.
Quelques exemples de politisation dans les nouveaux programmes et manuels
Les textes officiels sont parfois problématisés pour favoriser certaines lectures du passé contre d’autres interprétations. Dans le programme d’histoire en 4ème on peut lire : « les crises périodiques et leurs effets sur le travail qui suscitent une “question sociale” et des formes nouvelles de contestation politique ». Cela sous-entend que les crises sont nécessairement périodiques et que ce sont elles qui provoquent la question sociale, ce qui est une lecture parmi d’autres des conséquences de la révolution industrielle.
Les manuels peuvent eux aussi donner plus d’importance à certains points de vue et en ignorer d’autres. Ceux d’éducation civique luttent par exemple contre les discriminations sexistes avec « Malika, skateuse intrépide » et « Victor artiste complice ». Cette volonté de changer les représentations est-elle le meilleur moyen pour que des jeunes filles ne s’interdisent pas certaines carrières à cause des représentations sociales ? Ce n’est en tout cas pas le seul. Par ailleurs ces manuels très marqués par les théories du genre sont généralement très discrets sur l’homophobie.
Au-delà de ces exemples on peut aussi voir une difficulté globale à présenter des débats contradictoires et des opinions divergentes. Les manuels posent côte à côte des documents sur des faits, ce qui forme un raisonnement implicite mais unique. Ils montrent rarement des regards diversifiés comme ceux qui peuvent exister sur les causes de la Révolution française ou sur les différentes énergies renouvelables par exemple.
Passer de la politisation à l’éducation politique
Un changement complet de paradigme en Education civique et en histoire géographie ne serait pas très utile. Il s’agit surtout de modifier certains détails discrets et déterminants de ces enseignements pour leur donner plus de souplesse et d’efficacité.
Cette évolution peut se faire de la même manière dans l’enseignement public qui se veut neutre et qui risque d’oublier les débats et dans l’enseignement confessionnel qui affirme des idéaux, au risque de ne pas présenter l’ensemble des choix de valeurs possibles.
Il faut répondre au problème du manque de connaissances politiques des élèves par l’explicitation. Pour choisir de voter ou non et pour le faire en connaissance de cause, il faut avoir reçu une présentation explicite, progressive et systématique des grands choix politiques. L’histoire et la géographie peuvent le faire très simplement en ajoutant des liens entre leurs sujets et des courants d’idées, par exemple avec des approches libérales ou écologistes de la question des énergies renouvelables.
Il faut répondre au problème de la saturation d’informations venues d’internet et du complotisme par un enseignement des bases de la logique critique. Il s’agit d’apprendre à distinguer des faits, des analyses et des jugements et de juger de leur degré de vraisemblance.
Aborder des jugements de valeur en cours est toujours délicat. Cela me semble possible en posant une règle de prise de distance disant qu’on n’expose pas son jugement personnel, mais un jugement qu’il s’agit de connaître. Cela correspond au stade pré-politique du développement des adolescents qui ont besoin d’explorer les idées qu’ils vont rencontrer à l’âge sans être soumis à la pression du groupe en donnant les leurs.
Cette amélioration des méthodes d’apprentissage de l’art de l’engagement et du combat politique par l’histoire, la géographie et l’éducation civique passe aussi par des choix d’exemples renouvelés pour montrer l’espérance et l’action dans la vie humaine, en passant par le récit des épreuves et des réussites de l’action des hommes, pour transmettre une grave allégresse et une espérance mesurée mais réelle. ■
* Vient de publier : l’Histoire politisée ? Réformes et conséquences – Editions du Rocher