Le « grand plan numérique pour l’école de la République », annoncé par M. François Hollande en septembre 2014, se met en place et « doit contribuer à rendre [l’école] plus efficace, plus juste et plus inclusive » (1). D’ici quelques années, l’ensemble des 3,3 millions de collégiens devraient être équipés d’une tablette ou d’un ordinateur portable ; les méthodes et pratiques d’enseignement – cours, exercices, contrôle des connaissances… – devront être adaptées, dans toutes les disciplines, pour utiliser le vecteur numérique, selon la volonté du Ministère de l’Education nationale.
Certes, notre société est désormais fortement numérisée. Elle vit des mutations profondes, économiques, sociales, culturelles, et l’école se doit de préparer au mieux les futurs citoyens au monde de demain. Mais généraliser l’enseignement sur écran, équiper chaque élève d’un objet informatique, sont-ils les meilleurs moyens de « préparer les jeunes à devenir des individus autonomes, créatifs et responsables » ? Rien n’est moins sûr.
Commençons par la question pédagogique, la plus légitime : le numérique permet-il de mieux apprendre ? Ses promoteurs font de nombreuses promesses : motivation et concentration accrues, amélioration des performances, possibilités de travail collaboratif, pédagogies actives ou ludiques, adaptation au rythme de chaque enfant, ressources pédagogiques enrichies…
Dans les faits, on a encore peu de recul et d’éléments probants. D’abord, on ne constate pas de corrélation entre numérisation et bonnes performances des élèves. C’est le résultat de l’enquête OCDE / Pisa 2012, relue en 2015 par l’OCDE sous l’angle de la numérisation des systèmes scolaires : « En moyenne, au cours des dix dernières années, les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TICE (2) n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves […] ». Au contraire, « les niveaux d’utilisation supérieurs à la moyenne des pays de l’OCDE sont associés à des résultats significativement plus faibles. » (3)
Ensuite, les études scientifiques sont pour le moins partagées. Plusieurs recherches montrent par exemple qu’il ne faut pas confondre motivation pour un apprentissage et motivation pour le support ; que les supports trop riches, ou animés, sont parfois trop exigeants pour le cerveau ; que la prise de notes à la main permet une meilleure mémorisation que la dactylographie ; que l’attention se détourne du fond vers le fonctionnement de l’outil.
Enfin, le numérique n’a pas le monopole de l’innovation pédagogique : on peut produire du contenu sans twictée*, apprendre de façon ludique sans serious games électroniques, faire de la « classe inversée » avec une lecture documentaire plutôt qu’une vidéo. Quant à la richesse des ressources pédagogiques, la « pauvreté » des manuels en papier a-t-elle déjà été pointée comme l’une des causes de la crise de l’école ?
Reste l’argument politique massue : le numérique permettrait de lutter contre les inégalités. Tout le monde s’accorde sur le fait que la « fracture numérique » ne réside plus dans l’équipement, ou dans l’accès au réseau à haut débit, mais dans les usages et l’accompagnement parental. Un argument – valable – pour former au numérique. Mais le Ministère ambitionne plutôt de former par le numérique. Or la numérisation du travail à la maison exige un suivi parental plus appliqué. Tous les élèves ne visionnent pas une vidéo de la même façon : certains sont concentrés, peut-être accompagnés par leurs parents, d’autres regardent d’un œil, en surfant sur les réseaux sociaux. Toute demande de travail sur écran à la maison est susceptible de creuser les inégalités.
L’école numérique soulève par ailleurs d’énormes questions sanitaires, écologiques et sociales. Des questions sanitaires, car les enfants et les adolescents passent déjà beaucoup – trop – de temps devant des écrans. Dans ce contexte, que fait l’école numérique ? D’une part, elle augmente le temps global d’écran des enfants, d’autre part, en demandant aux élèves de se connecter après l’école pour faire leurs devoirs, elle légitime auprès des parents l’usage des écrans.
Or des études nombreuses pointent les risques psychosociaux d’une surexposition aux écrans, en particulier pour les plus jeunes (à l’heure où certains incitent déjà à étendre le plan numérique au primaire, et où d’autres expérimentent en maternelle) : addiction, dépression, agitation, difficultés de concentration, manque de sommeil. L’Agence de sécurité sanitaire française (Anses), qui classe les électrofréquences « cancérogènes possibles pour l’homme » tandis qu’on généralise le Wifi dans les classes, mentionne même, dans un récent rapport (4), les effets possibles de l’usage des téléphones et tablettes sur le bien-être et les fonctions cognitives (mémoire, fonctions exécutives, attention).
Des questions écologiques, car l’empreinte du numérique est forte, loin de l’illusion d’immatérialité : il consomme 10 % de l’électricité mondiale, des métaux rares, génère des déchets électroniques très difficiles à recycler, qui finissent pour l’essentiel en décharge, en incinérateur, ou dans les bidonvilles du Ghana et de Chine. Outiller tous les élèves et déployer l’infrastructure nécessaire, c’est gâcher des ressources précieuses, impacter un peu plus l’environnement, pour un résultat pédagogique moins bon, alors même que « l’éducation au développement durable » fait désormais partie du socle commun de connaissances.
Des questions sociales, car les milliards d’euros du plan numérique, passant en grande partie dans les efforts d’équipement et les licences logiciel, partent dans une production surtout extraterritoriale. De façon alternative à cette coûteuse course en avant technologique – perdue d’avance car l’obsolescence technique des outils digitaux est rapide – , des projets davantage créateurs d’emploi pourraient être imaginés : dédoublement de certaines classes, accès gratuit à des activités artistiques (musique, théâtre, dessin, sculpture…), où résident aussi les inégalités, etc.
La crise de l’école n’est pas née avec sa numérisation. Nous n’appelons aucunement à un retour à l’école d’antan. Nous pensons simplement que l’école devrait se concentrer sur l’acquisition des fondamentaux (lire, écrire, compter), au lieu de s’acheminer vers une scolarité papillonnante – à l’image de notre société du « mutlitâches » et des cours de programmation introduits dès le primaire, pour apprendre le « langage informatique » avant de maîtriser sa langue maternelle. Il existe une multitude d’idées non numériques, d’initiatives, d’expérimentations réussies, pour motiver les élèves, lutter contre les inégalités et la violence, vaincre le décrochage, retrouver même le goût de l’effort, au lieu de vouloir à tout prix « gamifier » l’enseignement.
Pourquoi, par exemple, ne pas chercher un meilleur équilibre entre les matières académiques, techniques et créatives ? Le travail manuel a été dévalorisé, sa richesse intrinsèque, cognitive, sociale, psychologique a été dramatiquement occultée. La relation entre la main et le cerveau, fruit de millions d’années d’évolution, dans la construction de l’habileté mais aussi des savoirs, a été négligée. Renoncer à l’écriture, au profit du clavier ou de l’écran tactile – on n’en est pas encore tout à fait là, heureusement – , serait une énorme régression.
Sans doute faut-il aussi remobiliser les familles sur l’éducation. Nos enfants ne sont pas des digital natives : on ne naît pas digital, on le devient ! C’est l’entourage familial – et bientôt, l’institution scolaire – qui leur offre ces objets manufacturés et leur transmet son addiction. L’école doit encourager la limitation du temps d’écran, par exemple avec des initiatives « semaine sans écran », pour sensibiliser enfants et parents aux dangers d’un usage immodéré.
De la lanterne magique aux ordinateurs et tablettes, en passant par le cinéma, la radio, la télévision, l’utopie « techno-pédagogique » n’est pas nouvelle. La voie de l’équipement en matériel a toujours été privilégiée, sans réelle réflexion préalable. Le plan numérique en cours n’échappe pas à la règle. Mais toujours, les prophéties les plus enthousiastes ont été démenties, et les promesses non tenues. Il est temps d’ouvrir réellement le débat. ■
* Dispositif d’apprentissage de l’orthographe qui utilise le réseau Twitter.
(1) Discours de Mme Najat Vallaud-Belkacem du 7 mai 2015
(2) Technologies de l’information et de la communication appliquées à l’enseignement
(3) OCDE/Pisa, Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies, 2015.
(4) Anses, Exposition aux radiofréquences et santé des enfants, Juillet 2016.