* Journaliste, Jérémy Collado rédige des enquêtes, des portraits et des reportages pour la revue Charles, le magazine Marianne et le site Slate.fr.
Si, aujourd’hui, les politiques interrogés pour ce livre répondent tous en coeur que la violence du sérail politique est largement « surjouée », qu’elle relève plus du spectacle inhérent à cette bataille des egos dans laquelle ils s’engouffrent comme dans un jeu aux règles bien établies, ils rappellent bien souvent les épreuves que suppose une vie d’élu, l’injustice du suffrage universel frappant parfois les plus talentueux voire les plus honnêtes, victimes d’un mauvais contexte national. Le bonheur leur est étranger pour la plupart. Mais ils ne sont pas malheureux pour autant. Ils cherchent leur bonheur dans la conquête perpétuelle des électeurs, des voix, des postes, des fonctions, des titres… Ou alors ils ne veulent pas le dire, de peur de choquer, de paraître déconnectés, pieds et poings liés par ce tabou qui le bonheur en politique.indd veut que les politiques ne peuvent jamais défaillir ou paraître normaux sous peine de ne plus être admirés. Finalement, leurs réponses furent originales, quelquefois banales, mais la plupart du temps j’ai cru ressentir chez eux une forme de sincérité. Ils étaient convaincus par ce qu’ils racontaient. Ils se livraient, se dévoilaient, acceptaient de lever un coin d’ombre.
François Bayrou
[…] En fait, il faut s’imaginer François Bayrou heureux. D’ailleurs, il l’est, entouré de ses livres, de ses six enfants et de ses amis, qui survivent depuis quarante ans à la politique et à ses épreuves. « Oui, je suis heureux. Pourquoi dirais-je le contraire ? Simplement, il ne s’agit pas d’en faire étalage, c’est ridicule5 », professe-t-il calmement, derrière son bureau en verre où les livres s’amoncellent et semblent pousser sur les murs. « J’ai beaucoup réfléchi à cette question du bonheur, à la fois bonheur privé et bonheur d’engagement. Bien sûr, j’ai traversé bien des moments difficiles mais aucun, jusqu’à maintenant, ne m’a découragé. »[…] Petit, Bayrou avait trois rêves, dont le premier est un peu donquichottesque : faire de la politique « pour être le défenseur des pauvres et des orphelins », écrire des livres et avoir des enfants. Il a commencé la politique à 20 ans, a rédigé quinze livres et a fait six enfants. Sur ces points, c’est certain, il a fait carton plein. Mais cette « réussite » a-t-elle fait son bonheur ? « Le problème, c’est que vous confondez réussite et bonheur. Moi, non », rétorque-t-il, en s’enfonçant dans son siège, tandis qu’il grignote quelques cerises. […] « En politique, vous ne pouvez pas rendre les gens heureux », résume Bayrou. « Et c’est heureux qu’on ne puisse pas rendre les gens heureux, car ce serait du totalitarisme ! Mais transmettre aux gens des raisons de vivre, par une présence véritable, par une vision, avec des mots qui touchent, ça oui. »
François Hollande
Qu’est-ce qu’il a, M. Hollande, qui pourrait le différencier de l’homme normal qu’il n’a jamais cessé d’être ? En le voyant, personne n’a l’idée d’évoquer les figures brillantes de Jaurès ou de Léon Blum. Encore moins Mitterrand, qui écrivait subtilement qu« on est du pays de son enfance »
La sienne, d’enfance, à François Hollande, fut heureuse et banale, comme celle que l’on vit en province. Un père qui l’ignore, une mère qui l’adore. Et une ambition immense de faire de la politique pour mieux tuer le père. Tout ça n’a rien d’original.[…] Il colle bien à l’image qu’on se fait de lui : un homme qui parle sous la pluie mais reste hermétique. Cet homme est un imperméable. Un homme qui fut jaloux de voir sa femme devenir ministre, quand le pouvoir lui échappait.
Pendant plusieurs mois, François Hollande a tenté de défendre une pudeur qui avait quitté la fonction depuis que Nicolas Sarkozy avait fait crisser les graviers de l’Élysée. On se rassurait, tout était plus calme : au moins, ce nouveau président ne nous ennuyait pas avec son bonheur. Il n’était pas un people. Il n’était pas non plus un philosophe.
Mais c’était avant qu’il ne fasse la Une des journaux à son corps défendant. Avant qu’il ne choisisse son bonheur plutôt que sa sécurité. Avant qu’il ne s’engouffre dans un appartement pour déguster des croissants avec une actrice et, ainsi, rompre avec la belle image qu’il s’était jusqu’ici forgé.
En quelques minutes, il n’était plus ce qu’il voulait être. Il détruisait l’image qu’il s’était construit. Il n’était plus « normal », non, il était dans la norme des présidents qui l’avaient précédé, sacrifiant à ses passions et oubliant jusqu’à sa propre sécurité. Il choisissait un bonheur normal pour un président qui ne l’était plus. […] Derrière l’expression « normal » se cache pourtant tout autre chose. Quelque chose d’inconscient. François Hollande parachevait ce que, paradoxalement, Nicolas Sarkozy avait déjà entamé avant lui : démontrer qu’avant d’être un politique, un élu est avant tout un homme, Président de la
République ou pas. Sur ce point, les deux hommes se ressemblent. Un élu souffre, pleure, court dans les rues de New York, enfourche son vélo, bref, il ressent la vie et le cours des évènements. Il n’est ni une machine, ni une figure divine déconnectée des contingences humaines. En politique, l’homme se devait autrefois de ne pas être normal. On le sacralisait. Désormais rabaissé au rang de simple être humain, et vivant dans une sphère si proche de la nôtre, il devient blâmable autant pour ses fautes politiques que pour ses erreurs personnelles.[…]
Alain Juppé
[…] Alain Juppé n’est pas seulement un exemple de sorcellerie politique : il en est l’incarnation la plus parfaite. Le symbole qui illustre le paradigme. Qui aurait parié, il y a seulement cinq ans, que cet homme sec, froid et rigide, comme le décrivent ses adversaires, deviendrait l’une des personnalités politiques préférées des Français ? Il n’a jamais oublié. Jamais pardonné à ceux qui l’ont trahi, même s’il fait parfois mine de montrer l’inverse.
Aujourd’hui, Alain Juppé jubile. Lui, le « chouchou » des médias, après de longues années de disette médiatique et politique ? Lui, vanté par Les Inrocks comme le « moins pire » des candidats de droite ? Lui qui fait des beer-pongs avec des jeunes dans un bar pour montrer qu’il est branché ? Lui qui jure dans la presse qu’il fut un homme à femmes, séducteur du temps de la mairie de Paris ? Lui qui tente, sans le dire, de montrer une autre image de lui, quitte à paraître décalé… […] « Il voulait tant être aimé par ces Français qui l’avaient tant détesté que, d’un coup, cette adhésion l’a, à la fois, terrassé et subjugué, comme un baiser de réconciliation et d’avenir si longtemps attendu », poursuit Nicolas Domenach, qui le connaît bien. L’impopularité, cette injustice qui lui valut condamnation au bûcher médiatique, l’a poussé à cacher cette sensibilité qui, disent ses proches, est sa vraie nature. Derrière l’armure, ce n’est pas un personnage hautain qu’on observe, malgré ses diplômes (ENA, Normale Sup), mais un fils parti de presque rien qui souffre de cette image de technocrate froid et sans pitié, à qui tout aurait été donné sur un plateau. Peut-être a-t-il fallu que Juppé daigne montrer son humanité, après toutes ces épreuves qui l’ont rendu méfiant, carapacé derrière un masque d’insensibilité. N’avait-il pas déjà claironné, sur son blog, au lendemain de sa victoire aux élections municipales de 2008 à Bordeaux « Bonheur, bonheur, bonheur ! » ? […]Irait-il jusqu’à affirmer qu’il est heureux ? On touche là une corde sensible. Son visage est synonyme de pudeur. Il ne s’ouvre pas. « Je pratique assez peu l’auto-analyse, ni le divan », corrige-t-il, légèrement psychorigide. « Je suis d’un tempérament optimiste, j’ai la chance d’être heureux dans ma vie personnelle… Je n’en dirai pas plus, sinon ma femme m’arracherait les yeux ! Mais oui, je suis heureux ! Si je ne l’étais pas, vous pensez que je serai là ? Je ne me résigne pas, j’aime mon pays, je mouille la chemise. Je pourrais rester tranquillement maire de Bordeaux. Mais ce que je fais, je ne le fais pas pour moi, je le fais pour les jeunes. Voilà ce qui me motive. Et je ne vais pas lâcher le morceau. Je veux partager ma confiance au pays. » […]
Nicolas Sarkozy
[…] Sarkozy, c’est Johnny. Un sentimental qui ne peut s’empêcher de partager ses émotions et de clamer que le bonheur est toujours partagé. Il dit que « la vie est faite pour aimer ».[…] Chez Sarkozy, le bonheur est un désir. C’est une conquête qui ne trouve son salut que dans l’adversité. Tout le monde doute du retour de l’ancien président de la République en politique ? Il jouit de savoir qu’il a eu raison d’être revenu. Il jouit de voir les Unes des magazines qui l’accablent et se réfugie dans son bonheur en privé : lectures et films en famille. Il jouit d’avoir autant d’ennemis car il veut prouver à la terre entière qu’elle a tort. Son rêve est de tout retourner. Tout, chez Sarkozy, est une question de désir : celui de prouver sans cesse, voilà bien la seule chose qui le rende vraiment heureux. […] Chercher à être heureux dans la conquête comme le veut Sarkozy est un hymne à l’éternité, car sa quête est infinie. C’est la raison pour laquelle sa philosophie tient en quelques mots : tout, tout de suite. Et toujours recommencer. En cela, il est bien le symbole de notre époque. Une époque où la réalisation de soi-même passe par l’ego. Où le bonheur est indissociable de son expression. Sarkozy a dévoré son mandat, arpenté la campagne comme un fou et proclamé devant toute la France qu’il en était heureux. En quarante ans de vie publique, l’homme a tout mélangé. Politique, amis, famille, coeur et désunions, tout s’emmêle, sans qu’on ne sache vraiment ce qui le rend triste ou malheureux ; alors même qu’il semble être un homme facile à comprendre. […] ■
Le bonheur en politique - Quand les politiques se confient sur un tabou français - Jérémy Collado
© Avec l’aimable autorisation des Editions François Bourin