“La Méditerranée est un espace de contradictions, de crises et de conflits. Son caractère central en fait également souvent un espace de transit et de projection vers d’autres espaces, ce qui lui confère une dimension stratégique très particulière. Elle est dès lors le lieu de rencontre, de croisement, voire d’affrontement des principales puissances économiques et militaires, même lointaines, ainsi qu’en témoigne la présence croissante de la Chine. Elle est une zone où se déploie tout l’éventail des grands enjeux contemporains : enjeux stratégiques, économiques, énergétiques, migratoires, enjeux de développement, enjeux juridiques (principe de liberté des mers), etc.”
Si le rapport des députés ne prétend pas à l’exhaustivité en établissant un audit complet de l’ensemble des missions menées par la Marine en Méditerranée, « il vise à faire état des grandes tendances actuellement à l’oeuvre ou prévisibles à moyen terme et à envisager leurs conséquences possibles sur la conduite de ces missions » soulignent les deux élus dans l’introduction du rapport. Rapport qui apparaît dès lors comme un coup de projecteur salutaire sur l’’ensemble des enjeux ayant trait à cet espace maritime si particulier.
Ces enjeux, quels sont-ils ? Si les rapporteurs n’ont pas souhaité s’intéresser à l’ensemble des « dossiers méditerranéens » et notamment ceux concernant les « enjeux régionaux historiques non encore résolus » comme la question israélo-palestinienne ou le cas chypriote, le choix a été fait de traiter ceux qui concernent « plus ou moins directement la France et sa Marine ».
Des gisements de gaz considérables, un enjeu énergétique
Premier enjeu : la question énergétique avec l’exploitation de champs gaziers en Méditerranée. Démarrée il y a une dizaine d’années, cette exploitation a connu une accélération depuis 2009 à la suite de la découverte de gisements au large d’Israël, de l’Egypte, du Liban et de Chypre. « Ces gisements sont considérables » notent les rapporteurs qui parlent de 3500 milliards de mètres cubes de gaz naturel, soit l’équivalent de la production mondiale annuelle. « La présence de telles ressources est susceptibles de produire des dynamiques de sens opposés » soulignent les élus, soit attiser des rivalités entre les pays concernés - c’est déjà le cas sur le tracé des frontières maritimes -, soit au contraire permettre à ces pays de s’entendre pour partager la ressource. « En réalité, estiment les députés, il est probable que les deux dynamiques se succèdent : les rivalités seront sans doute exacerbées à court terme, mais la recherche d’un compromis mutuellement avantageux pourrait l’emporter à moyen terme ».
Deuxième enjeu : « les possibles implications du pivot américain vers l’Asie ». Portée par Obama cette doctrine prend acte de la redistribution des puissances, du basculement de pôles mondiaux et du fait que les intérêts économiques et sécuritaires des Etats-Unis sont inextricablement liés à la zone Asie Pacifique. Or si ce basculement stratégique s’opérait à grande échelle, il pourrait concerner la Méditerranée, les Américains pourraient être alors amenés à redistribuer leurs capacités au profit de la zone Asie-Pacifique. A l’heure actuelle avec la nouvelle administration Trump, l’incertitude demeure sur le maintien ou non de ce choix. Mais, il ne fait cependant aucun doute pour les rapporteurs que « les Etats-Unis ne se désintéresseront jamais totalement de la Méditerranée » pour au moins trois raisons : l’attachement à la défense de la liberté de navigation, cruciale pour les échanges ; la nécessité de garantir la sécurité de leurs ressortissants présents dans la zone ; et la contribution à la sécurité d’Israël.
Le retour de la puissance russe
Troisième enjeu : le retour de la puissance russe pour la préservation de ses intérêts stratégiques. Au-delà de la volonté historique d’accès aux « mers chaudes » et d’une stratégie globale de démonstration de puissance, l’action de la Russie en Méditerranée s’explique par une volonté de préservation de ses capacités stratégiques, avec notamment les bases de Tartous et de Lattaquié en Syrie mais aussi par sa volonté de contenir une possible extension de la menace djihadiste vers son territoire. En effet, explique Jean-David Ciot à ses (rares) collègues présents en commission, « les combattants de Daech originaires de Russie forment l’un des principaux contingents étrangers de l’organisation terroriste. Aussi, aux yeux de Moscou, la Syrie constitue un « verrou » qui doit résister, au risque, dans le cas contraire, de provoquer une remontée de djihadistes par la Turquie, notamment au niveau des républiques à majorité musulmane du Caucase – Daghestan ou Tchétchénie ».
Le quatrième enjeu est celui de la Turquie dont « l’ambiguïté voire l’ambivalence » dans la crise syrienne et dans la lutte contre les différents groupes terroristes islamistes inquiètent les rapporteurs. Sans oublier sa situation intérieure qui reste « préoccupante »
Le cinquième enjeu a trait à la Chine, « dont on peut se demander s’il s’agit d’une puissance méditerranéenne en devenir » questionne Alain Marleix. Bien qu’encore relativement discrète dans la zone, la Chine est bien présente au travers notamment d’investissements importants dans des infrastructures portuaires et des flottes commerciales. Elle détient ainsi la majorité des parts du port du Pirée en Grèce, mais également des participations dans des ports en Algérie, en Égypte, en Israël, en Turquie, ou encore en Italie. Par ailleurs « sa présence et son action militaires se développent » constate le député qui rappelle d’ailleurs qu’en 2015 « et pour la première fois de son histoire, la flotte militaire chinoise a participé pendant dix jours à des exercices conjoints avec la Russie en Méditerranée orientale ».
Quelles capacités navales en Méditerranée ?
Suivent ensuite une série d’enjeux liés aux pays de la rive sud de la Méditerranée Maroc, Algérie, Tunisie, Libye qui sont tous, à des échelles diverses, plus ou moins concernés par l’onde de choc née des « printemps arabes ». L’Egypte, pour sa part constitue « un partenaire incontournable pour la sécurité de la mer Rouge et de la Méditerranée orientale » et constitue une ligne de défense majeure face à la menace djihadiste dans la zone Méditerranée et Afrique du Nord. Un partenariat et des liens « particulièrement précieux » qui « doivent être encore renforcés ».
Face à ces enjeux, le rapport dresse un panorama des capacités navales présentes en Méditerranée.
La France d’abord. La marine nationale française, « pour qui la Méditerranée constitue le centre névralgique et le principal point d’ancrage avec la base de Toulon » voit au total 35 % de ses bâtiments de surface et sous-marins et 14 % de ses aéronefs de la marine basés en Méditerranée, « ces unités permettant de couvrir une grande partie du spectre opérationnel ».
En ce qui concerne les pays de la rive sud, les rapporteurs constatent « une dynamique assez partagée de renforcement et de modernisation des capacités navales ». Concernant les pays de la rive nord, la marine espagnole compte 12 bâtiments de premier rang, trois bâtiments amphibies et trois sous-marins classiques. La marine italienne dispose de presque tout le spectre des capacités navales avec 27 bâtiments de premier rang dont des frégates de défense aérienne, des FREMM, des bâtiments amphibies, deux porte-aéronefs et huit sous-marins classiques. Les forces navales turques sont « puissantes ». La marine turque dispose de 24 bâtiments de premier rang et de 14 sous-marins classiques.
Une présence permanente des Etats-Unis et de la Russie en Méditerranée
A cette présence, il faut aussi ajouter les marines russes et américaines. Les États-Unis sont présents en permanence en Méditerranée avec la VIème flotte. Quatre bâtiments de premier rang sont basés à Rota en Espagne, en Andalousie atlantique, et un bâtiment de commandement est basé à Gaète en Italie. La marine russe entretient une présence navale permanente en Méditerranée et mer Noire depuis 2012. « Elle a fait la démonstration de ses capacités missiles de croisière, qui ont été employées à partir de la Méditerranée orientale à l’occasion de frappes à destination de la Syrie » indique Alain Marleix. La Russie a même déployé à plusieurs reprises son groupe aéronaval, emmené par le porte-avions Kuznetsov, entre novembre 2016 et janvier 2017. Pendant son déploiement en Méditerranée, celui-ci était notamment accompagné par deux sous-marins, lesquels ne sont apparemment pas repartis immédiatement avec le porte-avions ».
Le décor géostratégique et capacitaire étant planté, le rapport poursuit avec l’action conduite par la marine nationale en Méditerranée, une action qui peut être opérationnelle, « diplomatique » ou encore menée en soutien à notre industrie de défense. L’action opérationnelle peut être déclinée en trois volets : l’action quotidienne menée à l’intérieur du bassin Méditerranéen : avec notamment l’action de l’État en mer ; les opérations non permanentes, de nature militaire ; la participation à la gestion des crises migratoires. « En termes statistiques, la Méditerranée représente environ 30 % des heures de mer et de vol réalisées au titre de l’AEM au niveau national » précise Jean-David Ciot. Pour ce qui est des opérations non permanentes, « globalement, depuis 2012, le nombre d’opérations augmente, se déclenchent de plus en plus rapidement compte tenu de l’actualité et de l’exigence de réactivité politique, ont tendance à s’inscrire dans la durée, et impliquent systématiquement des capacités de « haut du spectre » » constate le rapporteur.
Des opérations plus nombreuses, plus intenses et plus longues
En résumé, « ces opérations sont plus nombreuses, plus intenses et plus longues. Elles mobilisent donc davantage nos capacités maritimes ». De 183 jours de présence des forces en Méditerranée en 2012 on était passé à 533 jours en 2013, et 577 jours en 2015. Depuis 2015, on constate un pic d’activité sous l’effet, d’une part, d’une augmentation des zones où la présence de la marine est requise et, d’autre part, de l’élargissement du spectre des missions menées : participation du groupe aéronaval à l’opération Chammal ; missions ISR en Méditerranée centrale et orientale ; participation aux opérations de gestion de la crise migratoire ; relève de l’opération Daman, au Liban. « Au total, en 2015, 26 % des jours de mer des unités de la force d’action navale, 54 % des jours de mer des SNA et 23 % des heures de vol des aéronefs de la flotte ont été réalisés en Méditerranée ».
Quant aux actions « diplomatiques » ou relations entretenues avec les marines riveraines, on parle d’actions de coopération et d’actions de formation qui sont diverses et multiples suivant les pays.
Enfin, pour ce qui est de l’action « indispensable » de la marine en matière de soutien aux exportations (SOUTEX), saluée comme « remarquable » par les industriels, elle ne doit pas, insistent les parlementaires, se faire au détriment « des capacités opérationnelles de notre marine ». « Dans ce domaine comme dans celui de la formation, il existe un équilibre à préserver. Il ne faut pas « sacrifier » la capacité opérationnelle de notre marine sur l’autel des exportations, en réduisant ou en reportant les livraisons qui lui sont destinées pour satisfaire une demande étrangère. C’est un point très important et il convient d’être très attentif à ce sujet ».
En conclusion, si notre marine est la seule marine européenne « mùlti-missions » à être « réellement présente et crédible en Méditerranée », il apparaît donc nécessaire « de maintenir et même de renforcer ses capacités » insistent les rapporteurs qui citent en ultime clin d’œil le président américain, Theodore Roosevelt : « Une marine puissante ne constitue pas une provocation à la guerre. Elle représente la meilleure garantie pour la paix ». Une maxime qui vaut pour la marine comme pour toutes les autres armes. ■
* Rapport d’information n°4451 sur le rôle de la marine nationale en Méditerranée Commission de la Défense - Jean-David Ciot et Alain Marleix – Février 2017
Importance de la Méditerranée en termes économiques et stratégiques
Alors qu’elle ne représente qu’1 % de la surface des mers du globe, la Méditerranée concentre 25 % du trafic maritime global, dont 30 % du trafic pétrolier mondial. Le canal de Suez est un vecteur-clé d’approvisionnement en hydrocarbures de l’Europe, mais également du continent américain, via le détroit de Gibraltar. Au total, ce sont près de 2 000 navires de toutes sortes qui, quotidiennement, sont présents à la mer ou dans un port méditerranéen.
La route qui traverse l’océan Indien puis la mer Rouge pour arriver en Méditerranée constitue la voie principale qui relie l’Asie à l’Europe, notamment pour ce qui concerne le trafic de marchandises.