La loi de « transition énergétique pour une croissance verte » prévoit de réduire la part du nucléaire à 50 % de la production d'électricité à l'horizon 2025 contre à peu près 75 % aujourd'hui, mais les motivations ne sont pas d'ordre économique : le kWh produit par les 58 réacteurs en fonctionnement coûte moins cher que celui produit par les énergies renouvelables subventionnées (éolien et photovoltaïque) et il n'émet pas plus de CO2 que ces énergies. C'est donc un choix purement politique et cela alimente les controverses, et le Ministre en charge de l'environnement a récemment confirmé que cela devrait concerner jusqu'à 17 réacteurs. Certes le nucléaire est aujourd'hui fragilisé un peu partout dans le monde (I) mais organiser la « régression » du nucléaire risque de coûter cher à l'économie française (II), d'autant que les atouts de cette énergie sont loin d'être négligeables dans un contexte de lutte contre le réchauffement climatique (III).
I Le nucléaire fragilisé par plusieurs facteurs
Le bas prix international des énergies fossiles n'incite pas à fermer les centrales thermiques classiques et cela compromet la pénétration du nucléaire et même celle des renouvelables dans les bilans électriques. Le bas prix du CO2 sur le marché européen des quotas (de l'ordre de 5 euros par tonne) n'incite pas non plus à fermer les centrales les plus polluantes, en particulier les centrales à charbon. Il faudrait un prix-plancher d'au moins 40 euros la tonne de CO2 pour substituer les centrales à gaz aux centrales à charbon au sein de l'Union européenne. Le récent rapport Stern-Stiglitz (1) recommande d'ailleurs un prix de l'ordre de 40 à 80 $ la tonne à l'horizon 2020 et de 50 à 100 $ la tonne à l'horizon 2030.
Le maintien de “prix d'achat garantie” (feed-in tariffs) très rémunérateurs au profit des énergies renouvelables un peu partout en Europe a fait chuter le prix de l'électricité sur les marchés de gros puisque cette électricité, rémunérée hors marché et injectée à coût marginal nul sur le « spot », accentue la surcapacité électrique dans un contexte où la demande d'électricité est atone. Du coup cela fragilise les producteurs qui ne disposent plus des ressources financières pour amortir leur parc ou investir dans de nouveaux réacteurs. Le consommateur final ne profite pas nécessairement de ce bas prix spot du kWh puisqu'il lui faut payer le surcoût correspondant à la différence entre le prix garanti et le prix du marché, ceci via une taxe, la CSPE, qui dépasse 5 milliards d'euros par an en France. Il perd donc de la main gauche ce qu'il gagne de la main droite. Une étude du CREDEN (2) a montré que le manque à gagner pour EDF, du fait de cette chute des prix « spot » induite par l'injection massive d'électricité renouvelable, pouvait être estimé pour 2015 à près de 3,9 milliards d'euros.
Il est vrai que dans le même temps le coût croissant du kWh produit par les nouveaux réacteurs nucléaires (l'EPR mais aussi l'AP1000 américain), du fait de contraintes de plus en plus fortes liées à la sûreté et à un effet d'apprentissage plus problématique que prévu, est de nature à mettre ne péril la compétitivité du nucléaire futur et alimente les controverses.
Mais ce qui explique sans doute le plus les difficultés actuelles du nucléaire c'est la dégradation de son image dans l'opinion publique, suite à divers accidents dont l'impact réel doit toutefois être relativisé. L'opinion publique et le politique surestiment le risque nucléaire et sous-estiment le risque climatique.
II Que serait le « coût social de régression » du nucléaire en France ?
Passer de 75 % à 50 % de nucléaire à l'horizon 2025 revient à fermer entre 17 et 20 réacteurs, comme l'ont confirmé le Rapport « Energies 2050 » (3) remis en février 2012 au Gouvernement ou divers rapports de la Cour des Comptes publiés depuis. C'est d'ailleurs techniquement difficile voire impossible en si peu de temps si l'on veut respecter la procédure complexe de mise à l'arrêt des réacteurs. C'est un manque à gagner net pour l'opérateur (EDF) qui peut être estimé à au moins 1,4 milliard d'euros par réacteur soit entre 24 et 28 milliards d'euros au total si on fait le calcul sur 10 ans d'activité et à plus si on prend 20 ans. Le « coût cash » du kWh nucléaire, qui permet de récupérer aujourd'hui les coûts fixes (CAPEX, y compris les coûts dits du « grand carénage ») et les coûts variables (OPEX) du kWh produit par les 58 réacteurs en activité, est de l'ordre de 3,2 à 3,5 centimes d'euro (32 à 35 euros par MWh). Rappelons que ce chiffre reste inférieur au coût de production de toutes les autres énergies, l'hydraulique exceptée, et que l'ARENH, prix auquel EDF vend son kWh nucléaire à ses concurrents, est de 4,2 centimes d'euro (42 euros le MWh). Le prix de gros du kWh est de l'ordre de 4 centimes en moyenne sur le marché « spot ». Le « coût de régression » est donc loin d'être négligeable et l'opérateur sera en droit de demander une indemnisation à l'Etat comme c'est le cas en Allemagne. Si l'on introduit dans le calcul les « coûts sociaux » liés à la fermeture d'un site le chiffre doit être très supérieur et il sera de plus très variable selon les sites.
En cas de fermeture, il faudra prévoir des centrales à gaz comme « back-up » pour passer la pointe électrique et cela sera coûteux. Les émissions de gaz à effet de serre augmenteront, comme ce fut le cas en 2016 en France lorsque quinze réacteurs furent à l'arrêt à la demande de l'ASN. La part du nucléaire a chuté de 76 % en 2015 à 72 % en 2016 et celle du thermique classique (gaz et charbon) est passée de 5 % à 9 %, entrainant mécaniquement un accroissement des émissions de CO2.
Mais la principale conséquence que l'on a tendance à négliger est qu'une telle décision de fermeture mettra en péril toute la filière nucléaire française. Les premiers réacteurs fermés seront les réacteurs de 900 MW « moxés » (qui utilisent du MOX issu du retraitement des déchets), ce qui compromettra les activités de retraitement de La Hague et pourrait même compromettre à terme l'intérêt des réacteurs de IVème génération (projet Astrid). Le signal envoyé à l'international sera désastreux pour l'industrie française.
Rappelons quand même que l'ASN peut fort bien ne pas autoriser la prolongation de certains réacteurs au-delà de 40 ans, pour des motifs liés à la sûreté, et que l'opérateur EDF peut aussi décider de ne pas prolonger tous ses réacteurs pour des raisons financières notamment. Du coup la part du nucléaire pourrait baisser, surtout si, dans le même temps, la demande d'électricité se remet à croître.
III Les atouts du nucléaire dans la transition énergétique
Le principal atout demeure le caractère « décarboné » du kWh nucléaire et c'est important si l'on considère que la priorité doit être donnée à la lutte contre l'effet de serre. Le nucléaire permet en outre au consommateur domestique français de bénéficier d'un prix du kWh sensiblement inférieur à ce que l'on observe dans le reste de l'Union européenne. Tant que la filière biogaz n'est pas mature, tout appel supplémentaire à des centrales à gaz en remplacement de centrales nucléaires se traduira par des importations supplémentaires de gaz naturel. Mais surtout le nucléaire demeure une énergie avec un fort potentiel d'innovations technologiques. La technologie nucléaire n'est pas figée et à côté du programme EPR il existe des projets « d'EPR nouveau », des perspectives prometteuses pour les réacteurs de petite dimension, moins coûteux et plus fiables (SMR pour « Small Modular Reactors ») et pour les réacteurs de IVème génération (surgénérateurs). *
L'Etat est dans son rôle lorsqu'il fixe les objectifs de la politique énergétique. Mais il importe de bien évaluer les conséquences à long terme, via une approche multicritères, des choix qui seront faits. Arrêter prématurément des réacteurs qui marchent c'est détruire de la valeur économique. La relance du nucléaire passera sans doute par la mise en place de mécanismes financiers incitatifs du type « Contracts for Differences » qui permettent de concilier mécanismes de marché et vision à long terme, comme c'est le cas aujourd'hui au Royaume-Uni. Le nucléaire n'est qu'un atout parmi d'autres dans la transition énergétique vers une énergie plus « décarbonée », décentralisée et digitalisée, mais c'est pour la France plus une chance qu'un fardeau. ■
Références
1. Rapport de la Commission de Haut Niveau sur le prix du carbone (Banque Mondiale, Ademe, Ministère de la Transition Energétique), 29 mai 2017
2. Jacques Percebois et Stanislas Pommeret « Coût complet lié à l'injection d'électricité renouvelable intermittente. Approche modélisée sur le marché français day-ahead » (Cahiers du CREDEN), Revue de l'Energie, n° 632, juillet-août 2016, pp 287-306
3. Rapport de la Commission « Energies 2050 », CAS (Premier Ministre), février 2012