L’histoire moderne du fait nucléaire pourrait se résumer à trois âges. Le premier, qui a débuté au matin du 6 août 1945 à Hiroshima, est celui qui voit la mise en place progressive de la dissuasion réciproque entre puissances nucléaires, régionales ou mondiales. La capacité de destruction immense de ces armes parvient à convaincre les divers protagonistes du caractère sans issue d’une nouvelle confrontation militaire du type de celles menées pendant les deux guerres totales du XXème siècle. De crises en courses aux armements, cet âge a su éviter l’apocalypse nucléaire redouté et aboutir à la fameuse détente entre les deux grands avec des accords historiques de réduction des arsenaux nucléaires (accords SALT des années 70 puis START de 1993). Le deuxième âge qui lui succède à partir des années 90, fort de l’effondrement de l’URSS, est celui de l’espoir de voir se concrétiser l’ambition d’un « désarmement général et complet, sous un contrôle international strict et complet », pour reprendre les termes du Traité de Non Prolifération (TNP) signé à New York en 1968. Point d’orgue de ce deuxième âge, l’initiative « Global Zero » du président Obama en 2008 qui vise ni plus ni moins à la destruction de toutes les têtes détenues par les membres officiels ou non du club nucléaire. Les Etats-Unis, encore hyperpuissance mondiale sans rivale, pensent alors avoir le poids politique nécessaire pour provoquer un effet d’entraînement.
Mais après un quart de siècle pendant lequel on a pu croire aux succès d’une dynamique de désarmement, on assiste aujourd’hui à un mouvement inverse. Toutes les grandes puissances – Etats-Unis compris - sont en train de moderniser leurs arsenaux de sorte que leurs systèmes d’armes nucléaires puissent à la fois rester invulnérables et être capables de franchir des rideaux défensifs plus denses que chacune d’entre-elles développe par ailleurs. Dans le même temps, plusieurs pays ont tenté ou sont en passe de réussir leur entrée dans le club nucléaire avec un possible effet d’entraînement régional. L’Iran, avec lequel un accord d’une dizaine d’années a été conclu, a arrêté au moins pour un temps son programme. Mais de son côté, la Corée du Nord, sortie du TNP depuis 2003, donne des preuves de plus en plus tangibles de la mise au point de sa capacité nucléaire et ce malgré un régime de sanctions internationales très dures. Au bilan, malgré l’ambition politique forte de la plus grande puissance militaire de la planète, la perspective d’un désarmement général s’estompe progressivement pour laisser la place au développement d’un « troisième âge nucléaire ».
Ce troisième âge nucléaire est marqué par l’impossibilité pratique de parvenir à un désarmement nucléaire dans un monde qui réarme massivement depuis la fin des années 2000 et où de nouveaux acteurs régionaux ou mondiaux se développent. C’est un âge de « piraterie stratégique » pour reprendre les mots de Thérèse Delpech, dans lequel les nouveaux acteurs ont l’intention de bousculer les codes et les règles établis lors du premier âge nucléaire en profitant du fameux « pouvoir égalisateur de l’atome » (selon la célèbre formule du général Gallois, père fondateur de la dissuasion française) pour mener leur politique régionale ou tout simplement pour garantir la survie de leur régime.
Certains principes établis au premier âge sont destinés à rester valides au troisième, compte-tenu des caractéristiques physiques de ces armes. Il s’agit tout particulièrement de leur capacité à permettre des sauts considérables dans l’échelle de violence sans déployer a priori des dispositifs militaires massifs. Pour cette raison, la doctrine classique de dissuasion, fondée sur une capacité de frappe en second - c’est-à-dire de menace d’une riposte dévastatrice à une agression – restera la pierre angulaire du fait nucléaire.
Mais à mesure que s’étiole la capacité du système international fondé sur l’état de droit à réguler le retour des puissances, la prolifération du fait nucléaire favorise le développement de dynamiques de confrontations régionales qui se couplent avec le jeu de grandes puissances, plus ou moins maîtresses des nouveaux acteurs. Le cas Nord-Coréen est à ce titre un exemple particulièrement illustratif d’une crise dans laquelle deux grandes puissances nucléaires mondiales, la Chine et les Etats-Unis, se disputent la tutelle sécuritaire des pays de la région avec un perturbateur supposé irrationnel – un « pirate stratégique » - qui bouscule la dialectique habituelle.
Pour la France, cette évolution du contexte international est porteuse d’interrogations et de défis. Or la France occupe toujours une place de choix dans le concert des nations par son siège au conseil de sécurité. Par ses territoires ultramarins, elle est également un acteur international « de fait », légitime et reconnu, notamment en océan Indien et dans le Pacifique où elle participe activement aux forums de sécurité régionaux. Elle ne peut par conséquent rester insensible à ces évolutions profondes qui, sans changer la nature même de sa stratégie défensive de dissuasion, appellent un nouvel effort de réflexion doctrinale.
L’outil de dissuasion français a en effet été bâti pendant la guerre froide pour assurer l’intégrité des intérêts vitaux de la nation - à commencer par celle du sanctuaire national alors potentiellement menacé de façon directe par les ambitions du Pacte de Varsovie-. Régulièrement modernisé, avec une doctrine réaffirmée tout au long de la Vème République par une succession de discours présidentiels, cet outil stratégique constitue un atout de premier plan mais qui est confronté à cette évolution profonde de son point d’application.
Parmi les enjeux auxquels il doit faire face, il y a tout d’abord la capacité technique des systèmes d’armes à rester suffisamment performants face aux développements militaires récents comme les boucliers anti-missiles, les bulles A2AD (Anti Access Area Denial) constituées par les défenses sol-air de nouvelle génération et enfin les progrès des capacités anti-sous-marines. Mais au-delà des défis techniques, il y a la problématique de la mise en œuvre de cette stratégie dans un contexte plus complexe où le rapport de force pourrait se traduire non pas sous la forme d’une menace militaire directe, comme ce fut le cas pendant la guerre froide, mais sous la forme d’un chantage protéiforme, dans des crises où se produit un couplage entre une dimension régionale et mondiale des antagonismes. Si au premier âge, la menace était claire et la dialectique à mettre en œuvre pour y faire face pouvait être assez directe, au troisième âge la menace est essentiellement indirecte ainsi que le pressentaient bien les pères fondateurs de la doctrine française (1). Cette évolution pousse à ne plus considérer la dissuasion comme un concept à part, isolé du reste, mais à l’envisager au contraire dans une forme de continuité stratégique dans laquelle il faut être capable de sonder les intentions masquées d’un adversaire qui joue sur plusieurs tableaux à la fois. Loin d’une segmentation entre moyens « classiques » et « moyens de dissuasion », le troisième âge pousse à les associer intimement dans une manœuvre globale destinée à augmenter le sentiment d’incertitude chez un adversaire qui pourrait profiter du confinement doctrinal de la dissuasion pour placer ses pions.
Forte de deux composantes, complémentaires techniquement, tactiquement et stratégiquement, la France dispose d’atouts décisifs pour continuer à défendre ses intérêts de puissance et agir pour la paix. ■
(1) Les généraux Beaufre, Gallois, Poirier et Ailleret.
* Auteur de La dissuasion au troisième âge nucléaire - Editions du Rocher