L’unification de nos 37 régimes de retraites par répartition est au programme. Elle est nécessaire mais nullement suffisante. Pour comprendre les enjeux, et dessiner les grandes lignes de ce que serait une réforme systémique complète, il faut préciser comment fonctionne réellement la « répartition », car les erreurs commises à ce sujet par le législateur sont à l’origine de graves difficultés.
Comment la retraite se prépare-t-elle de facto ?
Tout système de retraite a pour but de reporter du revenu de la période d’activité professionnelle intense vers une période moins axée sur le travail rémunéré. Mais comment peut-on reporter du revenu d’une période à l’autre de la vie ? Le revenu est un flux, il ne se stocke pas : on ne peut pas mettre en boîte de conserve les opérations chirurgicales ou le courant électrique dont les futurs retraités auront besoin dans 30 ans ! La seule façon de reporter du revenu à grande échelle consiste à dépenser le revenu actuel pour investir dans les facteurs de production qui généreront de nouveaux revenus dans plusieurs décennies.
La retraite se prépare donc en finançant les études des futurs médecins et la construction des futures centrales électriques. Le premier investissement, dans le « capital humain », permet la retraite par répartition : celle-ci repose sur la mise au monde et la formation des personnes qui, dans quelques décennies, travailleront pour une part au profit des adultes actuels devenus âgés. Le second investissement, dans le capital classique, permet la retraite par capitalisation.
Le législateur a fait fi du fonctionnement réel des retraites par répartition
Pour la retraite par capitalisation, la loi est cohérente : les actifs effectuent des versements qui permettent d’accumuler du capital classique, puis, retraités, ils bénéficient des dividendes, loyers et intérêts générés par ce capital, ainsi que de sa revente progressive aux nouveaux actifs. En revanche, la loi trompe les actifs en leur faisant croire que leurs cotisations aux caisses de retraite par répartition préparent leurs futures pensions. Alfred Sauvy l’a expliqué dans les années 1970 : les cotisations vieillesse versées par les travailleurs ne préparent pas leurs futures retraites, puisque cet argent est immédiatement reversé aux personnes âgées. En réalité, collectivement nous préparons nos futures pensions en ayant des enfants et en les élevant correctement. La retraite par répartition est basée sur l’investissement dans la jeunesse.
Il n’existe aucune relation de cause à effet entre le versement aujourd’hui de cotisations à la CNAV et à l’ARRCO, et leur capacité à verser des pensions, quelques décennies plus tard, aux cotisants actuels. La règle juridique selon laquelle plus nous cotisons pour nos aînés, plus nos descendants cotiseront pour nous, est dépourvue de consistance économique. Elle est la cause principale des problèmes récurrents que les retraites par répartition rencontrent en France et dans le monde entier. En réalité, les actifs actuels peuvent compter sur de bonnes pensions sans avoir à pressurer injustement les générations suivantes si et seulement s’ils ont suffisamment de descendants et s’ils les préparent bien à leurs futures responsabilités.
L’impasse des régimes catégoriels
A l’ineptie du lien juridique établi en répartition entre cotisations vieillesse et droits à pension s’ajoute la sottise d’une division en régimes catégoriels. En 1945, le législateur français a certes voulu constituer un régime unique : il a perçu le manque de viabilité d’une répartition organisée dans le cadre d’une profession déterminée, qui à l’avenir peut se réduire comme peau de chagrin. Mais il a reculé devant l’opposition de certaines professions. L’obscurantisme et la myopie ont prévalu.
Dans les années 1960, quelques compensations bilatérales entre régimes en expansion démographique et régimes de professions en régression furent organisées, mais elles n’étaient pas à la hauteur du problème. En 1974, la loi instaura une compensation démographique dite « généralisée », mais elle ne concernait que les régimes « de base », et plusieurs remaniements successifs ne parvinrent pas à la rendre suffisante. Aujourd’hui, il est enfin sérieusement envisagé de procéder à l’indispensable unification de tous les régimes français de retraite par répartition. Mieux vaut tard que jamais !
Mais une question se pose : comment se fait-il que les pouvoirs publics français (et ceux d’autres pays !) ne réalisent pas que certaines règles juridiques sont en porte-à-faux par rapport à la réalité, contredisant ce que l’on sait du fonctionnement réel des institutions et de l’économie ? Car s’il est possible que le législateur, utilisant le travail du Haut-commissariat, se décide enfin à passer de 37 régimes catégoriels à un régime unique, il n’est pas encore question de s’attaquer au changement radical de mode d’attribution des droits à pension nécessaire pour mettre le système français de protection sociale en phase avec la réalité économique.
Comment organiser un régime unique ?
Appelons « France retraite » le régime unique qui naîtra, espérons-le, de la fusion de tous les régimes actuels. Très majoritairement, les régimes complémentaires utilisent des « points » et la plupart des régimes dits « de base » ont recours à des formules de calcul mélangeant les cotisations versées, les rémunérations perçues et les durées de cotisation. La prise en compte des durées de cotisation pose quantité de problèmes, tant du point de vue de la gestion que de l’équité et de la compatibilité avec des parcours professionnels internationaux.
Les points ont deux grandes qualités : la simplicité, et le fait de ne pas promettre plus qu’il n’est possible de distribuer sans augmenter les taux de cotisation. Les gestionnaires du régime unique pourront jouer sur la valeur de service du point pour adapter les paiements aux rentrées de cotisations : si, comme il serait logique, la gestion n’est plus assurée par des lois de financement de la Sécurité sociale, mais par une équipe de direction susceptible d’être remplacée au cas où elle ne réaliserait pas l’équilibre budgétaire du système, France retraite sera une structure efficace.
Le mode d’attribution des droits à pension
Comme il a été expliqué, en répartition les cotisations vieillesse ne préparent pas les futures pensions, puisqu’elles n’ont rien à voir avec un investissement. Malheureusement, le président de la République semble vouloir reproduire un système attribuant les droits à pension (points de type ARRCO-AGIRC ou euros sur des comptes notionnels de type suédois) au prorata des sommes versées à titre de cotisations vieillesse – sommes destinées à être immédiatement reversées aux retraités, et non investies dans la jeunesse. Il serait très regrettable qu’il persévère dans cette orientation, et que le Parlement lui emboîte le pas, au lieu d’orienter la réforme dans le sens du réalisme économique : à savoir, attribuer des points au prorata de l’investissement réalisé dans le capital humain.
Cet investissement consiste pour une part à mettre des enfants au monde et à les élever (apport en nature) et d’autre part à financer leur entretien et leur formation (apport en argent). Attribuer X points pour chaque enfant élevé durant un an, et Y point pour chaque euro apporté à un organisme chargé de financer les prestations familiales, la formation initiale, l’assurance maladie des enfants et des jeunes, l’aide sociale à l’enfance et quelques autres dépenses en direction des nouvelles générations, constituerait une réforme logique et simple dans son principe. La ridicule et humiliante notion d’aide à la famille céderait enfin la place à la notion économiquement solide de contribution à l’investissement dans la jeunesse.
Le premier pays qui choisira cette voie du bon sens pour remplacer ses systèmes ubuesques d’attribution des droits à pension en tirera certainement un avantage concurrentiel important dans la compétition internationale. ■
1. Site bichot.net. Le lecteur intéressé peut lire notre ouvrage La retraite en liberté (Le Cherche-midi, 2017) et nos articles « Retraites : pour une réforme choc », Futuribles, mars-avril 2018, et « Contributivité juridique et contributivité économique », Revue de droit sanitaire et social, janvier-février 2018.