On peut en douter en matière de fiscalité locale. Un sujet loin d’être négligeable puisque les collectivités dépensent 11 % du PIB et assument 85 % des investissements civils de l’Etat (c’est à dire à peu près tous les investissements qui conditionnent la vie quotidienne des Français).
Si l’on considère que Margaret Thatcher constitue encore une référence en matière de libéralisme, il faut savoir que le programme fiscal d’Emmanuel Macron va mettre la France exactement dans l’état où se trouvait le Royaume-Uni à l’arrivée de la « Dame de fer ».
Une réforme libérale de fiscalité locale : l’exemple de Mme Thatcher
Rappelons où en étaient les Britanniques après vingt années dominées par la gauche : en majorité entre les mains des travaillistes, surtout les grandes villes du Nord et de l’Est, et de l’Ecosse, les collectivités locales (essentiellement les bourgs ou comtés, les autres niveaux ne pesant guère alors) étaient devenues très dépensières et pour cause : la fiscalité, principalement foncière, était concentrée sur 20-30 % de la population, celle qui précisément votait conservateur. La majorité de la population jouissait des services et de programmes d’assistance locaux sans y contribuer. Autrement dit, les uns élisaient, les autres payaient.
Le système était ressenti comme injuste par une partie de la population ; il constituait aussi une incitation à la dépense. Pourquoi les municipalités travaillistes se seraient-elles privées d’alourdir la fiscalité locale puisque cela ne gênait vraiment que ceux qui ne votaient pas pour elles ? Appauvrissant les classes moyennes, elles avaient fait fuir les uns et découragé les autres. Le ressort de l’initiative avait disparu. Qui ne se souvient de l’aspect sinistre qu’avaient les villes britanniques des années soixante-dix, y compris Londres ?
Une des réformes capitales de Margaret Thatcher fut celle des finances locales : considérant, selon sa vision du libéralisme, qu’une collectivité locale était une sorte de club auquel tous les usagers des services publics devaient cotiser, et non un moyen d’opérer des transferts sociaux, elle introduisit un impôt local qui serait payé par tous. Elle poussa certes le bouchon un peu loin, inventant ce qu’on a appelé la poll tax (contribution uniforme par tête), rappelant la capitation de l’Ancien régime. Cela était évidemment exagéré et injuste, notamment pour les familles nombreuses. Le tollé qui s’en suivit causa sa perte : elle dut céder sa place en 1992 à John Major. Mais le principe d’un impôt local qui serait payé par tous, avec de légitimes modulations en fonction du revenu et de la situation familiale, fut maintenu. Cette réforme, avec d’autres, a contribué à revitaliser le Royaume-Uni, en particulier les villes de l’Angleterre noire (anciennes régions industrielles).
La France fait le chemin inverse
Avec la réforme Macron, la France va faire le chemin inverse. Nous avions depuis toujours un impôt que tout le monde payait, quelle que soit sa situation de fortune, son revenu ou sa nationalité, c’était la taxe d’habitation, une des « quatre vieilles », héritées de l’impôt sur les portes et fenêtres instauré en 1789. Au départ impôt d’Etat, elle était devenue au début du XXème siècle un impôt exclusivement local. Elle était proportionnelle à la surface occupée, mais aussi fonction de la pression fiscale de la commune, s’ajoutant pour les propriétaires-occupants à la taxe foncière. Certes les réformes de Jospin en avaient exonéré les plus démunis mais elle restait payée par environ 80 % de la population.
Le projet du gouvernement est de supprimer la taxe d’habitation en trois ans. Qui va payer à la place des résidents ? Pas les entreprises, et c’est heureux, puisque la taxe professionnelle, devenue la CFE, n’est plus modulable par les conseils municipaux. Il ne faut bien entendu rien attendre de l’Etat dont les dotations sont chaque année en diminution. La réforme Macron conduira, de fait, à faire porter l’ensemble du poids de la fiscalité locale sur la taxe foncière. La charge qui va peser sur les propriétaires sera d’autant plus écrasante que les collectivités locales sont presque toutes incapables de faire des économies à court terme. Ceux qui ont un patrimoine foncier important paieront, au lieu de l’ISF, l’IFI (impôt sur la fortune immobilière), forcément plus lourd pour compenser l’exonération des fortunes mobilières. Ne contribueront plus en particulier les étrangers qui sont rarement propriétaires, et d’une façon générale ceux qui ne payaient déjà pas l’impôt sur le revenu. Contribueront plus au contraire les propriétaires fonciers, les classes moyennes au sens large, presque exclusivement autochtones. Transfert de la population dans son ensemble vers les seuls propriétaires, des immigrés vers les Français indigènes, des travailleurs et retraités vers les non-travailleurs, rentiers ou assistés, voilà à quoi aboutira la réforme projetée. N’imaginons pas que l’impôt foncier soit un impôt de riches : combien de petits retraités ayant épargné toute leur vie pour acheter un pavillon doivent le mettre en vente au moment de la retraite car, dans certaines communes, ils n’arrivent plus à payer les taxes. Quant aux immigrés, ils contribuaient, dès leur arrivée sur le sol français aux dépenses du pays, au travers de la taxe d’habitation. Ils ne le feront plus désormais. Une partie de la population, celle qui ne paye déjà pas l’impôt sur le revenu, ne contribuera désormais plus d’aucune manière aux charges de la nation. Elle ne sera plus que bénéficiaire de prestations, certaines de ces prestations, comme les allocations familiales ou le logement social leur étant de plus en plus réservées, en application de la vieille ritournelle de l’Inspection des Finances selon laquelle il faut « cibler ceux qui en ont le plus besoin », qui a conduit Macron, d’abord comme ministre des Finances, puis comme président, à exclure les ménages de revenu moyen ou supérieur de la politique familiale.
Toujours dans le même esprit « social », un traitement particulièrement défavorable sera, en matière d’impôt foncier, appliqué aux résidences secondaires.
Comme la barque était déjà chargée, il y a des chances que nous ayons échappé à un autre projet évoqué par Macron dans sa campagne : augmenter le revenu imposable des propriétaires d’un loyer fictif sur le logement qu’ils occupent. Ce serait pour eux la double peine. Triple même pour les retraités touchés par l’alourdissement de la CSG.
Des risques économiques et sociaux
Même si elle ne touche que la taxe d’habitation, une telle réforme ne pourra qu’approfondir le fossé entre les « communautés ». Les « Français de souche » qui ont tendance à penser qu’ « il n’y en a que pour les étrangers » se verront confirmés dans leurs frustrations avec les conséquences électorales que l’on sait.
Quant aux étrangers ou Français d’origine étrangère, en dehors des plus dynamiques, encore peu nombreux, qui accèdent à la propriété, ils ne connaîtront désormais l’Etat français que comme bénéficiaires de prestations et plus du tout comme contribuables : est-ce bien le meilleur moyen de développer chez eux le sens de la citoyenneté ?
On peut craindre en outre de la réforme Macron le dévoiement de la démocratie qu’avaient connu les villes anglaises avant Thatcher : si les contributeurs aux budgets locaux sont désormais une minorité, la porte sera grande ouverte à la démagogie et à la dépense.
L’impact économique de cette réforme est déjà sensible dans le ralentissement du marché de l’immobilier, reflet des inquiétudes des accédants à la propriété qui peuvent, de proche en proche, s’étendre au reste de l’économie.
Contre les classes moyennes
Quelles raisons ont pu inciter Macron, d’abord à promettre, puis à réaliser une telle réforme ? Il faut bien le dire : il n’y en que de mauvaises.
La première, la plus simple, est la démagogie pure et simple : en exonérant de tout impôt près de la moitié de la population, sans dire ce qu’on ferait à la place, on ne pouvait évidemment qu’espérer récolter des voix, celles qui ont permis au président actuel de faire la différence.
L’autre raison est le suivisme aveugle par rapport aux propositions du ministère des Finances, qui est le commun dénominateur à presque toutes les réformes de l’actuel quinquennat. Il témoigne de l’emprise inégalée des logiques purement techniques. La taxe d’habitation était la plus lourde à recouvrer : beaucoup de petites cotes, le plus fort taux d’impayés. Bercy qui compte sur des économies de fonctionnement l’a imposée au détriment de toute considération de citoyenneté et d’équilibre social, lesquelles ne sont visiblement pas son problème.
Mais par derrière ces considérations techniques, se cache toute une philosophie : au motif de dégeler la fortune française, excessivement portée sur le foncier, dit-on, ce sont les classes moyennes que l’on veut laminer un peu plus, au bénéfice d’un côté des fortunes financières désormais libérées de l’ISF, de l’autre de la partie des classes populaires qui bénéficie des transferts, et d’abord de celle qui ne travaille pas.
Il y a libéralisme et libéralisme
Beaucoup appellent avec raison la France à plus de libéralisme. Savent-ils qu’il y en a de plusieurs sortes ? Celui qu’avait incarné Margaret Thatcher était un libéralisme national, soucieux d’épargner les classes moyennes britanniques tenues pour la colonne vertébrale de l’Angleterre et, pour cela, de limiter les dépenses publiques et les transferts. Celui qu’incarne Macron est à l’opposé : très favorable au grand capital international qui trouve son intérêt dans la suppression de l’ISF financier, il ne craint pas d’écraser un peu plus les classes moyennes, sans doute coupables au travers de la propriété foncière, même modeste, d’avoir un enracinement et des repères, et ne se préoccupe donc sérieusement de réduire ni les dépenses publiques, ni les transferts, pompe aspirante de l’immigration.
Poursuivre la politique de transferts, ne rien faire pour réduire les dépenses publiques, équilibrer les budgets par un alourdissement des impôts qui pèsent surtout sur les classes moyennes, actifs et retraités, comment ne pas voir la continuité entre la politique Macron et celle de Hollande - dont il a été le conseiller économique et le ministre des Finances ?
Il y a libéralisme et libéralisme. Celui qu’on prête à Emmanuel Macron se situe clairement aux antipodes des attentes d’une grande partie des Français. ■
* Ancien élève de l’Ecole normale supérieure et de l’ENA, Roland Hureaux a été le collaborateur de Philippe Séguin. Il est notamment l’auteur de « Les nouveaux féodaux, l’erreur de la décentralisation » (Gallimard 2004).