Le projet de loi Santé de Marisol Touraine, voté en premiere lecture par l’Assemblée nationale le 14 avril dernier, marque un point de non-retour dans la logique étatiste qui a conduit le systeme dans la crise actuelle. Chacun sait que, a l’image d’a peu pres l’ensemble des champs de notre « modele social », le systeme de santé français est a bout de souffle : performances sanitaires stagnantes, dépenses hospitalieres excessives, déficits élevés et récurrents depuis 1988 (le déficit de la branche maladie est de 7,3 milliards d’euros en 2014), déserts médicaux, paupérisation des professionnels de santé, etc. Pourtant, le projet de loi reste dans la continuité des ordonnances Juppé de 1996 et les lois de 2004 et de 2009 qui ont contribué a conduire le systeme de santé dans l’impasse. Étatisation, gestion comptable de la santé, déresponsabilisation des patients, réduction de la liberté des praticiens, défaut de vision et de stratégie : les memes causes produiront les memes effets. Analyse des trois raisons de fond d’un échec annoncé aussi inquiétant que prévisible…
La méthode : arrogance et refus du dialogue
La méthode de Marisol Touraine pour mener a bien son projet de loi a été largement commentée et critiquée. De fait, présenter un projet de loi en Conseil des ministres (15 octobre 2014) puis en Conseil d'État avant d'engager un simulacre de négociations, sous la pression des parties prenantes, démontre en effet une faible propension au dialogue. Son attitude arrogante, qui a fait dire a un commentateur qu'elle souffrait du « complexe de Marie-Antoinette » (1), et son incompréhension manifeste du monde médical n’ont pas non plus constitué des atouts pour engager une négociation sur la transformation du systeme de santé.
Alors que le monde médical, pourtant peu coutumier du fait, multipliait les greves, cette attitude a conduit a la montée en puissance d'une contestation au départ hétérogene et divisée en une union homogene et unitaire puissante contre la loi, dont le point culminant a été la manifestation du 15 mars dernier.
L’objectif : une remise en cause des libertés individuelles au nom du service public
Le projet de loi voté par l’Assemblée nationale traduit la persistance dans l'erreur de la haute fonction publique et de la classe politique française qui cherchent, depuis les ordonnances Juppé, a étatiser le systeme et a le conduire vers un modele de service public national « a l'anglaise ». La tradition utilitariste anglaise considere que l'essentiel n'est pas dans la liberté d'accomplir mais dans les résultats accomplis. Les prescriptions utilitaristes se trouvent souvent en conflit avec les exigences de la liberté individuelle. Nous nous trouvons exactement dans ce scénario de conflit entre la sauvegarde des libertés individuelles et l'installation d'un systeme public national de nature paternaliste pour organiser notre systeme de santé. L'objectif est de conduire les individus a des résultats qui maximisent l'utilité, au lieu de les laisser avec davantage de liberté. L'inspiration utilitariste, qui sous-tend ce projet de loi, est en contradiction avec une approche qui fait de la liberté individuelle une éthique et une responsabilité sociale. La réduction des libertés engendrée par le projet de loi creusera inévitablement des inégalités entre assurés et professionnels de santé.
Ce choix n'étant pas assumé politiquement – au pays des Lumieres, c'est un peu difficile… –, les ministres de la santé successifs défendent ce qu’ils appellent des « réformes » dont la logique est l'inverse des discours rassurants qu'ils tentent de tenir pour les acteurs existants. Nul ne peut nier par exemple que le tiers payant généralisé s'inscrit, entre autres, dans la logique de l'installation des réseaux de soins conventionnés par les organismes d'assurance, véritables poisons liberticides et inégalitaires (2). C'est la raison du fort soutien de la Mutualité française pour cette mesure, qui a déja annoncé dans une dépeche AFP que cela préparait l'extension des réseaux aux médecins.
Il est tout aussi évident que renforcer le pouvoir des agences régionales de santé a pour ambition de restreindre l'indépendance professionnelle des médecins libéraux (conséquence aussi recherchée avec le tiers payant généralisé). Le groupe UDI a déja anticipé cet état de fait en déposant une proposition de loi avec un numerus clausus pour l'installation des médecins généralistes. La question n'est donc pas liée a la majorité politique du moment mais est bien de nature stratégique. Quel systeme de santé voulons-nous pour aujourd’hui et pour demain ? L'État français, avec la haute fonction publique aux commandes et les responsables politiques de tout bord en simples copilotes, veut imposer un systeme public national de santé, selon le modele type de santé anglais. Les professionnels de santé n'en veulent pas et la question n'a jamais été posée aux Français puisque la santé est absente des débats politiques et des campagnes présidentielles depuis au moins trente ans.
Le contenu du texte : un bric-a-brac de mesures technocratiques sans relation avec « la nature des choses »
Généralisation du tiers payant, restriction du « service public hospitalier » au secteur public, mais aussi droit a l'oubli, amélioration de l'information nutritionnelle, lutte contre l’alcoolisme des jeunes et contre le tabagisme, éducation a la santé, suppression du délai de réflexion de sept jours avant un avortement, création d’un « service public d'information en santé », création des « communautés professionnelles territoriales de santé », meilleure représentation des usagers, création de « l'action de groupe » en santé, etc. : tout cela figure dans le projet de loi sans qu’aucun cap ne soit fixé (3) ! On est bien loin d’une véritable loi de santé publique sensée fixer les orientations stratégiques des prochaines années en matiere de santé.
En effet, aucune vision stratégique ne s’en dégage. Sa longueur, 232 pages, suffit a s’en convaincre… Ce qui n’est pas tres étonnant puisqu’il est une compilation de mesures proposées dans une multitude de rapports (Cordier, Couty, Devictor, etc.) commandés par différentes composantes du systeme de santé ces dernieres années. Il a été conçu comme si chaque composante du systeme de santé (professionnels de santé, assurance maladie, établissements de soins, etc.) n'interagissait pas étroitement avec les autres. Le service territorial de santé en est bon un exemple : on confere des pouvoirs d'organisation des soins de ville aux agences d'État tout en laissant croire que le systeme conventionnel entre l'Assurance-maladie et les médecins perdurera. Dans L'esprit des lois, Montesquieu affirme que « les lois sont les rapports qui dérivent de la nature des choses ». Une loi n'est pas un texte qui devient loi par la simple volonté du législateur mais par la relation qu'elle entretient avec « la nature des choses ». Or, parce qu’il a été conçu sans concertation et parce qu’il est de nature largement idéologique, le projet de loi de Marisol Touraine est en contradiction profonde avec « la nature des choses » de notre systeme de santé…
(1) Jean-Pierre Robin, « Pourquoi Marisol Touraine souffre du complexe de Marie- Antoinette », Le Figaro, 11 janvier 2015.
(2) Frédéric Bizard, Pourquoi le tiers payant généralisé est une régression sociale, LesEchos.fr, 13 mars 2015, disponible sur http://www.institut-thomasmore. org/fr/actualite/pourquoi-le-tiers-payant-generalise-est-une-regressionsociale. html.
(3) Voir la présentation du projet de loi sur le site du gouvernement :
http://www.gouvernement.fr/action/la-loi-de-sante [consulté le 7 avril 2015].