Bien qu’elle ait brillé par son absence totale du Grand Débat National, l’intelligence artificielle et son cortège de disruptions est en réalité au cœur de leurs angoisses, tant elle rend fragiles des milliers d’emplois et parfois même obsolètes des métiers que l’on pensait irremplaçables. Toujours plus performante et polyvalente, elle pourrait bien créer un nouveau clivage entre les « inutiles » et les « Dieux, » dont parle l’historien Yuval Noah Harari, un clivage entre les élites intellectuelles et économiques qui résisteront à l’envahissement de l’IA dans nos vies – et qui en tireront même parfois profit – et tous les autres. Or, face à ces angoisses, au demeurant parfaitement fondées légitimes, la classe politique dans son écrasante majorité continue inexorablement et désespérément de répondre à côté du sujet.
Sans réponse forte à ces peurs, sans anticipation consciente des risques, mais sans aussi mesurer les opportunités que l’IA peut nous apporter, nous risquons de faire décupler la colère qui s’est exprimée ces derniers mois, et de creuser irrémédiablement la fracture sociale, celle dont parlait déjà Jacques Chirac en 1995. D’autant que notre pays est aussi confronté à une grave fracture territoriale. Des pans entiers du territoire sont coupés de l’accès au haut débit et à la couverture 4G, et ainsi de l’accès aux technologies de demain. Le rapport de l’institut IDATE DigiWorld, qui classifie chaque année les débits internet fixes moyens au sein de l’UE, dresse un constat accablant : la France est l’un des pays de l’Union Européenne les plus mal couverts en très haut débit (> 30 Mbps). Seules l’Italie et la Grèce font pire, et on retrouve, en tête du classement, le Portugal, la Lettonie et la Lituanie, pourtant plus pauvres et moins densément peuplés que l’Hexagone. Nous n’avons aucune excuse : il est urgent de mettre les bouchées doubles !
Schumpeter à la rescousse
Il est aussi essentiel de rassurer les Français : rien n’est inéluctable ni aussi catastrophique que ce que certains oiseaux de mauvais augure veulent bien nous prédire. L’imprimerie, la machine à vapeur, l’automobile ont été autant d’inventions disruptives qui ont mis fin aux vocations de moines copistes ou aux compagnies de diligence. En réalité, la destruction créative schumpétérienne n’a jamais cessé de faire son œuvre. Seules 12 % des entreprises à la plus forte capitalisation boursière qui existaient en 1955, sont encore là aujourd’hui. Cela illustre à quel point la structure de notre économie est capable d’évoluer rapidement et de se renouveler constamment.
Quant aux métiers de demain, ceux qui apparaîtront à l’horizon 2030, nous ne les connaissons pas pour 85 % d’entre eux, d’après une étude du constructeur informatique Dell sortie en 2017. Plus de 20 nouveaux emplois pourraient être créés prochainement : détectives data, ingénieurs en impression 3D, contrôleurs routiers (pour mieux surveiller le trafic de voitures autonomes), managers des relations hommes-machines. Les machines vont générer des centaines de milliers d’emplois qui consisteront à les concevoir, les fabriquer, les programmer, les entretenir et les faire évoluer ! Alors bien sûr, ces prédictions sont à prendre avec du recul, dans la mesure où les hypothèses de base vont évoluer à un rythme et à une ampleur qu’il est difficile d’anticiper avec précision. Ce qui en revanche est déjà vérifiable, c’est que l’automatisation des tâches ne va pas de pair avec la hausse du chômage contrairement aux idées reçues. Les pays dans lesquels la densité de robots par employé est la plus forte – Allemagne, Suède, Corée du Sud, Japon – sont aussi ceux qui connaissent les taux de chômage les plus bas. À l’inverse, la France, beaucoup moins robotisée que d’autres grands pays industriels, continue d’être confrontée à un chômage de masse endémique.
Construire l’IA Nation !
A l’instar du programme Apollo initié par le président Kennedy en 1961, l’IA doit être notre nouvelle aventure collective. Elle n’est pas seulement une menace, mais également une opportunité pour réinsuffler du sens à l’action politique, et pour redonner corps au projet européen. Il est d’abord indispensable, et c’est la clé de mon message, d’éduquer les Français le plus rapidement possible à l’IA, et de susciter une véritable prise de conscience chez nos dirigeants. C’est le cri d’alarme que j’ai voulu lancer dans ce livre. Les responsables politiques, dont je suis, doivent d’urgence se pencher sur les enjeux socio-économiques de l’IA s’ils ne veulent pas se retrouver pris en tenaille entre les gilets jaunes et la vitesse des innovations technologiques qui rendra obsolète très rapidement notre cadre légal et nos institutions politiques. C’est pourquoi il faut intégrer rapidement l’IA à notre administration et à notre système éducatif, et agir au niveau européen pour nous protéger.
Prenons les services publics : pour moderniser notre administration et la recentrer sur l’usager, le rapport CAP 22 préconise de confier les tâches de « back-office » à l’IA (instruction de dossiers de subventions et d’aides, autorisation administratives, contrôle des dépenses), afin de concentrer les missions des agents sur l’interaction avec le public, tout en faisant des économies. Idem pour la gestion du personnel et des plannings. C’est une bonne chose. En Estonie, ce petit pays pionnier en la matière, où les démarches administratives se font pour la plupart en ligne depuis plus de 10 ans, on estime que la digitalisation des services publics permet d’économiser une semaine de travail par an pour chaque citoyen, lesquels sont éveillés au codage dès l’école primaire.
Or, justement, l’éducation est la clé de voûte de l’IA Nation. C’est une grande remise à niveau qu’il va falloir opérer, et en urgence, en faisant du codage un enseignement à part entière, du primaire au lycée, mais aussi en se formant tout au long de la vie. Là encore, les pays nordiques sont des pionniers. Le Gouvernement finlandais encourage ses ressortissants et ses entreprises à se former à l’IA à travers des cours en ligne gratuits : plus de 1 % de la population du pays a validé la formation, et certains ministères et grandes entreprises technologiques du pays (Nokia, l’opérateur téléphonique Elisa) veulent former l’ensemble de leurs employés. Répondre aux défis posés par l’IA dans le monde du travail, c’est aussi former aux « soft-skills » : l’IA nous obligera à réapprendre et à utiliser cette part d’humanité dans notre rapport au travail et à l’autre.
Enfin, construire l’IA Nation, c’est travailler main dans la main avec nos partenaires européens pour nous défendre face à la colonisation de notre marché par les GAFAM. Le cloud européen est une nécessité absolue, pour faire en sorte que les données de nos ressortissants et de nos entreprises soient obligatoirement stockées sur notre continent d’ici 2023. Résultat de l’opération : on réduit les parts de marché des GAFAM, on garantit la protection des données selon les standards européens et on stimule nos propres acteurs de l’IA, à commencer par nos opérateurs téléphoniques et nos startups du numérique.
Voilà, en trois points, les priorités auxquelles nous devons nous atteler d’urgence, si nous ne voulons pas rater le train de l’IA et nous retrouver demain dans une situation cauchemardesque où les populistes, qui en prospérant sur notre absence de volonté collective et de lucidité politique, prendront le pouvoir. ■
* Jean-François Copé est ancien ministre du Budget, maire de Meaux et avocat au barreau de Paris. Il est l’auteur, avec Laurent Alexandre, de L’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ? (JC Lattès, 2019, 150 pages).