Comment expliquer cette apparente contradiction ? Elle résulte, selon moi, de l’inexacte perception du champ – très large – de nos services publics. En effet, ces services prennent deux formes, certes complémentaires, mais très différentes. Il y a les services visibles et localisés, avec des bâtiments et des agents (écoles, gendarmeries, tribunaux, mairies, hôpitaux…) : on y trouve 95 % des agents publics mais ces services génèrent moins d’un tiers de la dépense publique (18 % du PIB), essentiellement des coûts de fonctionnement. Ce niveau, parmi les plus élevés des pays comparables, est toutefois stable depuis vingt ans.
Et il y a les autres services publics : ils consistent à verser de l’argent, d’une part aux particuliers (retraites, prestations familiales, minima sociaux, remboursement des dépenses de santé…) – c’est « l’Etat providence » –, et d’autre part aux entreprises industrielles, agricoles et du secteur tertiaire (subventions ou aides diverses). La gestion de ces flux financiers ne mobilise qu’environ 5 % des agents publics mais ces transferts représentent 32 % du PIB, en augmentation de 5 points depuis 2000. Le reste des dépenses publiques correspond aux investissements (4 % du PIB) et à la charge de la dette publique (2 % du PIB).
L’ensemble de ces dépenses est financé, pour l’essentiel, par les divers impôts, taxes et cotisations, ces prélèvements n’ayant cessé de croître depuis 40 ans. Or, si les services publics visibles se sont réduits dans les zones rurales et les petites villes, les transferts, quant à eux, bénéficient massivement à ces territoires : en effet, c’est là que, au sein de la population, la proportion des personnes âgées – donc des retraites et des dépenses d’assurance maladie – et celle des ménages modestes – donc des minima sociaux et des primes d’activité – sont les plus élevées. Pour ces territoires, l’Etat providence joue ainsi pleinement son rôle redistributeur, beaucoup mieux en tout cas que dans la plupart des autres pays. Or ce n’est pas ce que ressentent beaucoup de nos concitoyens : il faudrait, à tout le moins, leur expliquer que la République ne les a pas abandonnés. Mais cela ne suffit évidemment pas. Il faut aussi mieux répartir l’emploi public sur le territoire national afin, d’une part, d’aider à la revitalisation des communes éloignées des agglomérations et, d’autre part, de faciliter l’accès aux services publics : il faudrait notamment reprendre la politique, menée jusqu’aux années 1990, de délocalisation en région d’un certain nombre de services ou d’agences de l’Etat.
Plus généralement, la note que j’ai réalisée à la demande de l’Institut Montaigne, intitulée Action publique : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple et publiée en mars dernier, part du constat que les insuffisances de nos services publics n’ont pas, on l’a vu, des causes principalement quantitatives mais plutôt qualitatives : le fonctionnement des services publics est trop complexe, ce qui les rend souvent difficilement accessibles. Pour rendre l’action publique plus efficace, c’est-à-dire pour qu’elle atteigne mieux ses objectifs d’intérêt général, il faut la simplifier. Le but est de produire autant de services publics, donc de conserver leur large périmètre actuel, mais avec des coûts moindres. La mise en œuvre des 16 propositions formulées dans la note permettrait de ramener les dépenses publiques de fonctionnement de 18 % à 17 % du PIB. Pour réussir, cette politique de simplification doit porter simultanément sur quatre paramètres : les organisations, la fonction publique, les normes et les relations avec les citoyens.
En matière d’organisation, il faut mettre fin au recouvrement des compétences entre les différents niveaux d’acteurs publics (Etat, région, département et bloc communal) en spécialisant chacun d’entre eux, afin de clarifier les choses pour les citoyens et donc d’améliorer le fonctionnement de la démocratie, mais aussi afin d’éviter des gaspillages de temps et d’argent. En matière de fonction publique, il faut conserver un statut mais fortement le simplifier, recourir davantage au recrutement de contractuels, de façon complémentaire et non plus dérogatoire, enrichir et diversifier les parcours professionnels grâce à une plus grande mobilité, simplifier et personnaliser davantage les rémunérations. En conséquence de ces réformes, les effectifs pourront alors baisser de façon proportionnée.
En matière de normes, la simplification devrait conduire à ce que, en principe, la loi se limite à fixer des obligations de résultats en laissant aux particuliers et aux entreprises le choix des moyens pour les atteindre. En matière de relations entre le public et les administrations, la simplification résultera de la suppression de procédures devenues inutiles et de la “mise en ligne” des autres. Dans de nombreux domaines, notamment fiscal ou social, les règles de fond et de procédure sont si complexes qu’elles empêchent les personnes les plus modestes ou les moins instruites, ainsi que les petites entreprises, d’accéder à leurs droits : on s’est ainsi aperçu, en janvier 2019, que plus d’un million de foyers ne percevaient pas la prime d’activité alors qu’ils y avaient droit. Il en est de même pour le minimum vieillesse. La numérisation de l’action publique passera aussi par une ouverture accrue des données publiques et par le recours massif à l’intelligence artificielle.
Pour terminer, je soulignerai l’ardente obligation de rendre les services publics plus accessibles à tous : elle ne consiste pas à laisser croire de façon démagogique que l’on pourrait avoir dans chaque commune, ou même dans chaque intercommunalité, un tribunal ou un hôpital disposant de juristes ou de médecins les plus pointus dans tous les domaines. En revanche, il est proposé de mettre en place en deux ans, sur l’ensemble du territoire, un réseau de proximité d’un millier de maisons de services au public permettant à chaque citoyen de rencontrer facilement un agent public pour obtenir une information, un conseil, voire une décision simple, sur une large palette de services publics (ou « au public », par exemple pour prendre rendez-vous avec un médecin spécialiste ou un avocat).
Les agents de ce réseau aideraient aussi les citoyens ayant des difficultés pour utiliser internet. Le réseau s’appuierait de façon privilégiée sur les locaux et les agents de la Poste, qui a commencé à le faire, les facteurs ayant naturellement vocation à être directement en contact avec tous les habitants, mais aussi sur des agents d’autres acteurs publics (services de l’Etat ou des collectivités locales, CAF, Pôle emploi, …) qui y assureraient des permanences. Il s’agirait, à terme, de constituer un « service public universel » employant quelques milliers d’agents. Le calendrier proposé (fin 2020) pour déployer ce dispositif peu coûteux coïnciderait avec celui de la couverture complète du territoire en haut débit fixe et mobile. Une seconde étape (fin 2022), correspondant à la couverture totale en très haut débit, consisterait à passer de 1 000 à 2 000 le nombre des maisons de services au public et à conjuguer ainsi la lutte contre les deux fractures sociale et numérique.
Les modalités de toutes ces propositions restent bien sûr à discuter mais elles font sans doute partie des réponses à apporter à la crise que traverse notre pays. L’Etat devra montrer à cette occasion qu’il sait faire confiance à la société civile et aux collectivités territoriales. ■
* Auteur de la note pour l’Institut Montaigne Action publique : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple