La réforme envisagée court trois risques : être noyée par les mesures techniques, comme cela a été le cas des réformes passées, être entièrement commandée par un objectif démagogique (abattre un symbole), enfin se tromper de combat ; et c’est selon moi ce qui pourrait arriver si l’on suit la logique des critiques esquissées par le Président.
Le reproche fait tout d’abord à l’ENA d’être insuffisamment méritocratique, en dépit de la garantie du concours, est ancien et renvoie aux débats post-révolutionnaires entre égalité formelle et égalité réelle. Mais disons-le avec force : la représentativité sociale ne doit pas être un critère de sélection de la haute fonction publique, qui doit être recrutée sur le seul critère de l’excellence. La définition de l’excellence peut et doit être discutée, mais imposer à la haute administration un impératif de mixité sociale est un dévoiement de la méritocratie. On doit certes regretter sa moindre représentativité sociale, mais c’est l’effondrement de notre système éducatif qui en est responsable, et ce n’est pas à la haute fonction publique d’en subir les conséquences. Un tel objectif se traduirait nécessairement par un contournement de l’exigence des concours au profit d’une discrimination positive, laquelle n’a jamais été une revendication populaire et ne saurait servir d’emplâtre à la faillite du système scolaire. Sur une table d’opération, ce qui importe au malade est d’être pris en main par un bon chirurgien, pas qu’il soit fils d’ouvrier. Il en va de même pour nos préfets, administrateurs civils, diplomates et magistrats administratifs et financiers, dont les Français attendent avant tout compétence et engagement. A ce titre, les critiques oublient de mentionner que seule une minorité des postes de la haute administration sont pourvus par la voie de l’ENA, la promotion interne et les tours d’intégration « politiques » étant omniprésents, au détriment du recrutement étudiant direct, insuffisant selon moi, car c’est le seul à puiser dans le vivier concurrentiel des élites de niveau mondial.
En revanche, ce qui est vrai et souligné par les jurys, c’est l’incroyable conformisme idéologique des élèves, qui n’est d’ailleurs pas spécifique à l’ENA, et qui est lié au poids de la pensée unique dans la formation intellectuelle des élites. A défaut de pouvoir englober Sciences Po et les Ecoles normales supérieures dans sa réforme, celle de l’ENA aura du mal à s’attaquer à ce fléau, premier responsable du déclassement de la France. C’est une raison supplémentaire pour réaffirmer la place du concours dans l’accès à la haute fonction publique, qui est la norme de toutes les filières d’excellence de la République. Il convient à cet effet de préserver le principe d’une voie d’accès spécifique à l’encadrement supérieur de l’Etat, que l’on rejoint par un concours exigeant comportant des épreuves écrites et anonymes – seul moyen d’éviter les biais idéologiques et la politisation qui président aux recrutements sur dossier. Je préconise en revanche de rendre obligatoire une épreuve écrite de langues étrangères, de réintroduire une épreuve de sport, et de permettre aux élèves de choisir leur épreuve technique d’admission parmi les quatre actuellement imposées (finances publiques, questions sociales, européennes et internationales). Ces épreuves, trop nombreuses, privilégient les bêtes à concours généralistes, qui ne font pas forcément les meilleurs chefs. Le concours interne pourrait en outre diversifier ses épreuves pour favoriser le recrutement de corps qui n’ont pas un accès facile à l’ENA (armée, police), alors que les attachés d’administration bénéficient déjà largement du tour extérieur. Le troisième concours pourrait enfin prévoir plus de places, notamment au profit des cadres du privé.
S’agissant de la formation, le président de la République souhaite semble-t-il une école plus internationale. On ne voit pas toutefois comment l’ENA pourrait l’être plus, dans la mesure où de nombreux étrangers sont accueillis au sein de chaque promotion, que chaque élève suit un stage à l’étranger de quatre mois et que les langues vivantes, à défaut d’être valorisées dans les épreuves du concours, sont enseignées durant la scolarité. Or je crois que le problème majeur de l’ENA aujourd’hui, ce n’est pas son manque d’ « ouverture », mais, au contraire, sa déconnexion d’avec la nation. On ne salue pas le drapeau français à l’ENA, on n’y étudie pas sérieusement les questions de défense, on n’y reçoit pas d’enseignement sur notre tissu économique, sur les stratégies commerciales prédatrices, les prises de participation hostiles, l’espionnage, les batailles de normes juridiques, les nouvelles technologies (algorithmes, IA, spatial, cyberguerre, Big data…), l’intelligence économique… Concrètement, je n’ai pas le souvenir d’avoir étudié à l’ENA quoique ce soit d’utile à la vie économique et sécuritaire de notre pays. L’ENA devrait être le lieu où l’on cerne les contours de nos intérêts nationaux et de notre place dans le monde, et non un troisième cycle d’approfondissement du mondialisme. Si l’ENA doit devenir une école de guerre, comme on l’a parfois entendu, c’est au sens propre ! Je recommande à cet effet, outre la mise en place des enseignements évoqués, le passage des élèves par un service militaire de plusieurs mois, pouvant inclure un déplacement sur un théâtre d’OPEX, afin qu’ils vivent dans leur corps ce que signifie être au service de la France. Il serait également souhaitable que les élèves effectuent un stage dans une TPE-PME, afin de se rendre compte des contraintes propres à ces structures, qui n’ont rien à voir avec celles des entreprises du CAC, qui fonctionnent comme la haute administration. Il est malheureusement à craindre que la réforme envisagée prenne le chemin inverse : assimilation de l’ENA à une business school, contournement du concours par le recrutement sur étagère, européanisation à outrance, comme au temps où l’ENA s’était ridiculement sous-titrée « Ecole européenne de gouvernance ».
Enfin, le Président souhaite la disparition des grands corps. Peut-être a-t-il en tête le modèle de la haute fonction publique britannique, véritable corps interministériel A++ rattaché au Premier ministre, politiquement neutre, et très valorisée en termes de statut et de rémunérations. C’est une piste à explorer. La création de l’ENA en 1945 devait d’ailleurs initialement être suivie de la création d’un tel corps, qui n’a jamais vu le jour. L’intuition du Président, qui reprend le même constat que Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac avant lui, est que l’intégration directe à 25 ans dans les grands corps de contrôle et de juge suprême est une anomalie, et je ne peux qu’abonder dans ce sens. Un tel système reproduit les charges à vie d’Ancien régime, perpétue sa « cascade des mépris » (Saint-Simon), cloisonne et fige les carrières, et favorise un esprit de caste contraire à l’idéal méritocratique (soulignons qu’il n’est pas propre à l’ENA : les corps d’ingénieurs, plus discrets, n’en sont pas moins corporatistes). Sans supprimer les grands corps, qui font en France partie des structures fondamentales de l’Etat depuis des siècles, une réforme de la haute fonction publique doit fluidifier les carrières, et faire prévaloir la logique des compétences et des emplois sur celle des ministères et des corps.
En résumé, une réforme de la fonction publique devrait s’attacher à renforcer les quatre piliers d’un élitisme républicain sain et bénéfique : excellence, service de la nation, mobilité, humilité. ■
*Auteur de « Réformer l’ENA, réformer l’élite » (L’Harmattan, 2008).