Depuis les années 1970, la France a changé de modèle économique. Elle était une grande économie productive depuis l’Ancien régime, et elle s’est délestée sans scrupules de trop nombreuses activités productives, au son de convictions infondées telles que la « fin du travail », la fin de la « classe ouvrière », la « mort des campagnes » etc. En quelques décennies, des millions d’emplois industriels et agricoles ont été supprimés, outre tous ceux liés à l’exploitation du territoire : pêche, marine, carrières, forêts, cueillette, mines etc. Depuis la guerre, dix millions d’emplois productifs ont été supprimés. Or la modernisation et la productivité n’expliquent pas tout. En attestent notre déficit industriel considérable (car la production abandonnée est partie à l’étranger), la perte de pans entiers de notre industrie, et notre régression agricole (nous exportons moins que les Pays-Bas et l’Allemagne, nonobstant la dégradation de la qualité des produits !).
La France s’est convertie au tertiaire, dont elle est devenue le champion d’Europe ! Elle y a incontestablement remporté de belles batailles, tant en France qu’à l’international. Mais la finance française ne contrôle pas l’Europe, loin s’en faut. Et ce n’est que grâce au tourisme que notre balance est positive en ce domaine, sans compenser le déficit industriel. Nous avons oublié que le tertiaire, dans toutes ses spécialités, est au service de la production. Un pays qui ne produit pas est condamné à dépérir.
Or les conséquences de ce choix ont été redoutables tant sur la société que sur l’ensemble du territoire. Au plan social, Paris et les grandes villes se sont débarrassé du gros de leur secteur industriel : dès les années 1960-1970 à Paris dans le cadre de la décentralisation industrielle. La classe ouvrière parisienne s’est reconvertie ou a quitté l’Île-de-France pour retourner dans ses provinces. Elle a laissé place à une nouvelle économie, essentiellement tertiaire et de cadres, qui n’a plus besoin des travailleurs d’autrefois. L’Île-de-France, c’est un cadre sur trois en France (plus d’1,5 million) et un tiers du PIB, pour un gros sixième de la population. Les activités tertiaires subalternes et le BTP ont été confiées à l’immigration récente qui s’est installée depuis les années 1980 (un immigré sur deux habite cette région).
Ce phénomène s’est reproduit depuis les années 1990-2000 dans le reste du pays autour de 10 à 12 « métropoles ». Ces grandes villes ont attiré à elles les cadres, les activités les plus rémunératrices, et ont expulsé les classes moyennes et populaires vers les banlieues (la France compte 23 millions de banlieusards) et le périurbain (16 millions de Français y habitent). Seuls les logements sociaux sont restés dans la métropole - voire y ont été accrus pour répondre à la loi SRU -, mais ils accueillent surtout l’immigration récente mise au service de cette économie de cadres (emplois à domicile, petit commerce, restauration…). Ces banlieues sont désignées comme les « quartiers populaires » de la République ; or ce n’est que la partie à portée de vue des urbains des métropoles. Or ces métropoles-centres sont devenues, comme Paris, le lieu des activités tertiaires les plus rentables (finance, conseil aux entreprises, médecine de CHU, médias, enseignement supérieur, métiers juridiques, tourisme hôtelier etc.), si bien qu’une douzaine de métropoles produisent aujourd’hui la moitié du PIB sur 5 % du territoire.
La France périphérique commence dans le péri-urbain de ces grandes villes, et englobe quasiment tout le reste du territoire, à quelques exceptions près, comme les zones touristiques des « métropolitains » (côte d’Azur, Pays Basque, littoral de Bretagne sud, grandes stations alpines etc.), voire de petites sous-régions ou villes secondaires spécialisées (dans le vin, le champagne, le luxe, l’énergie, la frontière etc.). 60 % de la population vit donc dans la France périphérique. On y trouve l’essentiel des retraités (ils sont plus 16 millions en France), des ouvriers (il en reste 6/7 millions contrairement à ce qui est ressassé), des artisans, des agriculteurs, mais aussi des millions d’inactifs (3 millions de jeunes de 16 à 35 ans sont hors étude et sans activité ni stage) et de pauvres (8 millions) ; certes, les banlieues ne sont pas exemptes de ces catégories, mais la grande majorité vit dans la France périphérique.
Comment en est-on arrivé là, et aux conséquences qui en découlent ? Ce grand mouvement économique s’est accompagné d’une déqualification massive de la main d’œuvre manuelle. Paysans et ouvriers spécialisés avaient des savoir faire de pointe qui ont été perdus ou sont devenus inutiles à l’heure de la mondialisation. Or depuis les années 1970, l’industrie a perdu 2,5 millions d’emplois en France. Et dans le bâtiment, on construit moins de nos jours qu’on n’assemble des matériaux standardisés fabriqués ailleurs. Toutes les villes de provinces petites et moyennes, ont été durement affectées. Car il n’y a pas eu la même substitution que dans les métropoles : l’économie de services ne peut employer cette masse d’inactifs. On ne transforme pas un ouvrier qualifié en cadre commercial ou en informaticien ; et même si c’était possible, on n’en a pas besoin. Depuis des décennies, la France a le même nombre d’emplois occupés, environ 16 millions hors fonction publique.
La population s’accroît mais l’emploi stagne, d’où les 6,5 millions de chômeurs à temps plein ou partiel de 2018, contre 0,2 million en 1968. Si la situation n’implose pas davantage, cela tient à notre économie sociale hors-marché : l’énorme redistribution permet à 45 millions de Français de vivre sans travailler (en incluant la jeunesse et les personnes âgées). Qui ne voit que ce modèle n’est pas sain, et qu’il mine le fonctionnement de la démocratie. Les gilets jaunes ne sont qu’un symptôme superficiel quand la jeunesse a cessé de voter (on parle de 80 % aux Européennes), quand plus de la moitié de la population s’abstient (aux législatives de 2017), et que les « populistes » recueillent près d’une voix sur deux sur ce qui reste. La démocratie ne peut pas fonctionner sur une partie résiduelle de la population. Alors que faire ?
C’est un vaste débat. En premier, faire le constat de cette situation très problématique. En deuxième, profiter des impératifs écologiques urgents pour rebâtir le modèle économique et productif, tant dans l’industrie que dans l’agriculture. C’est une opportunité pour réindustrialiser des régions et reprendre en main une exploitation agricole rationnelle et qui utilise l’espace. La France a abandonné 10 millions d’hectares de terres agricoles en vingt ans, puisque les bêtes sont entassées dans des hangars. Et l’espace bâti autour des villes - la France « moche » - dévore des dizaines de milliers d’hectares par an sans créer aucune activité, puisque ce sont celles des centres villes qui sont siphonnés. Tout cela est absurde. Il faut passer de l’intérêt de quelques uns à l’intérêt général. Troisièmement, l’Etat est assez fort en France avec son armée des 6 millions de fonctionnaires pour intensifier la déconcentration. Si 0,5 million d’emplois publics (soit un sur 3) étaient transférés de l’Île-de-France en province (et les grandes métropoles peuvent faire de même), et que 3 à 6000 fonctionnaires s’installent dans chaque préfecture, cela dynamiserait tout le tissu urbain, l’immobilier et l’emploi local dans tout le pays. On peut trouver cela utopique, mais il n’y a aucune raison pour que les activités de direction ne soient pas déconcentrées. Est ce que quelqu’un se plaint que les Mutuelles soient au Mans et la Marine à Toulon ? Si le Ministère de l’environnement était à Epinal, et le Ministère de l’Agriculture à Saint-Brieuc, serait-ce si absurde ? ■
* A récemment publié La France qui déclasse, Tallandier, Paris, 2019.