La présidente de la Région Île-de-France, Valérie Pécresse, a ainsi expliqué que sa collectivité offrait le choix aux divers établissements entre la fourniture des livres scolaires (traditionnelle) et celle de tablettes, fournies en début d’année et censées accompagner l’élève jusqu’à la fin de sa scolarité pour rester ensuite en sa possession.
Un choix de bonne gestion, l’actualisation des tablettes étant moins coûteuse que l’achat de nouveaux livres à chaque changement de programme !
Mais ce choix offre-t-il une amélioration pédagogique ? Rien n’est moins sûr.
Les motifs évoqués pour ce changement témoignent d’une singulière méconnaissance de l’univers des jeunes dits défavorisés. Plus généralement, ce choix démontre l’inanité de la réflexion didactique et pédagogique. Mais doit-on continuer à empiler les grandes réformes nationales plutôt que de susciter et d’aider de multiples initiatives innovantes dans les divers établissements éducatifs ?
Une partition de classe : les livres pour les élites, les tablettes pour les pauvres
Le choix du support, livre ou tablette, a été fait par les lycées, les lycées généraux et technologiques s’entend : on n’a pas demandé leur avis aux lycées professionnels. Les « grands lycées » ont choisi le livre, la banlieue les tablettes. S’agissait-il, comme le disait, un peu naïvement la présidente de « réduire la fracture numérique » ? Les élèves de centre ville croulant sous les écrans… et les enfants des banlieues sous les livres ? Comme souvent, l’analyse économique tient lieu de réflexion : les enfants des banlieues ayant de faibles revenus ne pourraient pas s’équiper en tablettes, alors que les rejetons des « grands lycées du centre de Paris » seraient suréquipés en supports informatiques divers.
Il faudrait que les hauts fonctionnaires nationaux et locaux sortent de leurs bureaux et voient d’autres enfants que les leurs ! Car, qui pourrait penser que les jeunes de banlieue auraient facilement accès au livre et peu à l’écran ? Bien sûr, pour qui a fourni ses enfants en lectures de qualité, Ungerer et Sendak, Homère et Andersen, Hugo et Gauthier dès leur jeune âge, en sus d’un usage bien régulé des écrans, la question paraît anodine. Mais pas pour qui a constaté que des collégiens de douze ans ne quittent pas leur console avant trois heures du matin, que malgré les divers moyens mis en place, l’usage des tablettes en classe peut participer aux diverses dérives sur les réseaux sociaux (harcèlement entre enfants, du professeur etc.) d’enfants non contrôlés, que dans certaines classes de seconde de lycée professionnel, une majorité des élèves ne sait pas lire l’heure sur une montre à cadran et ne comprend donc pas à quoi correspond « l’heure qui tourne ». Pour tous ceux là, les enseignants notamment, à qui personne ne demande jamais leur avis hormis des consultations institutionnelles et abstraites, bref pour ceux-là qui ne sont pas des décideurs, mais des utilisateurs d’outils pédagogiques, l’idée de combler d’abord la fracture numérique sans s’attaquer à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est absurde.
L’apprentissage, on pourrait dire l’apprivoisement de l’écrit nécessite un long passage par le geste matériel et physique. Tenir le stylo, tourner les pages, revenir en arrière, évaluer le « poids » du texte, voilà autant d’étapes nécessaires à la compréhension de l’écrit que ne permet pas l’usage exclusif de la tablette qui favorise le zapping, la connaissance de la réponse sans avoir eu à formuler la question, etc.
Un manque de réflexion didactique et pédagogique
Je ne m’étendrai pas plus avant sur cette question, n’étant spécialiste ni de la didactique du français, ni des sciences cognitives. Il faut juste constater que dans ce choix qui est d’importance, ce sont les politiques et les administratifs qui ont décidé, sans demander leur avis aux professionnels de l’enseignement et sans d’ailleurs leur offrir les formations pédagogiques afférentes à l’usage d’un nouvel outil. Comme si l’on équipait une salle de chirurgie d’un robot sans demander l’avis des médecins et sans les former à son utilisation.
L’hypocrisie de la lutte contre les inégalités
Depuis les années 80, l’éducation est obnubilée par la question de l’égalité. On ne se demande pas ce qu’ont appris ou ce qu’auraient dû apprendre des jeunes sortant du collège, du lycée ou de divers cursus supérieurs. Mais on glose beaucoup sur les raisons qui font que certains termineront énarques ou polytechniciens et pas tous. (Mesurons l’hypocrisie de ce regret !)
Dès lors, toutes les politiques éducatives sont imaginées comme autant de tentatives de combler le fossé qui sépare les lycéens d’Henri IV ou de Louis le Grand de ceux des lycées de Sarcelles. Sans d’ailleurs s’attaquer le moins du monde aux inégalités criantes que constituent le bâti, les équipements collectifs, l’environnement de ces établissements.
Mais peut-on et doit-on former de la même façon tous les enfants, quel que soit leur environnement familial et social ? Doit-on uniquement chercher à remplacer des différences éducatives et culturelles par de pseudo compensations matérielles (les tablettes), ou, pire encore, en croyant supprimer l’échec scolaire avec la suppression du redoublement ?
Ne pourrait-on pas appliquer sur les enfants les méthodes développées dans la formation d’adultes, qui partent des compétences existantes et des compétences à acquérir pour construire des parcours pédagogiques intégrant le développement des appétences ?
La nécessité d’une intervention communautaire
Le primat du projet égalitariste et centralisateur empêche tout travail éducatif communautaire. En France, quand on emploie ce terme, on est immédiatement accusé de faire le lit du communautarisme. Pourtant, le communautarisme est une catégorie d’organisation politique. Le communautaire est un mode d’intervention, qui commence à s’imposer en France dans le secteur social (dans le travail de quartier, dans l’éducation parentale, dans le travail avec des populations victimes de diverses addictions, avec les aidants, etc.) et dans le secteur de l’éducation à la santé, de l’accompagnement de diverses maladies chroniques etc. Il s’agit d’une forme d’intervention où l’on analyse les besoins d’une communauté donnée, en l’occurrence la classe d’un quartier, d’une ville, d’un village, les ressources individuelles et collectives existantes et où l’on détermine des objectifs et des moyens de les réaliser avec les personnes, en l’occurrence parents et enfants. Les enseignants pourraient être formés à ces techniques d’intervention communautaire auxquelles sont maintenant formés, plus ou moins bien, les travailleurs sociaux.
Il ne s’agit pas d’opposer le pédagogisme à l’académisme, mais de lier contenu et modes de transmission, de les adapter aux besoins et aux capacités des publics et, surtout, de partir des potentialités du terrain plutôt que de vouloir sans cesse transformer tous les petits lycéens en élèves de Math-sup ou autre prépa.
Une telle intervention communautaire implique bien sûr que se forge une communauté éducative, que les affectations soient l’objet de choix réciproques des enseignants et de l’établissement, que chaque enseignant ne soit pas isolé dans sa classe et préoccupé surtout d’échapper le plus vite aux établissements difficiles.
Pour en finir avec les Réformes nationales et universelles
La distribution de tablettes met en exergue l’échec de notre modèle centralisé, étatiste. Qui fait de l’éducation nationale avant tout une machine à trier, à fabriquer des élites, sans vrai projet pour les autres.
Ils seront équipés en tablettes et apprendront à écrire juste ce qu’il faut pour remplir quelques formulaires et répondre à des sms ! ■
* A publié : L’État social ne fonctionne plus, Albin Michel, 2008
Avec Michel Maffesoli, La faillite des élites, éditions du Cerf, rééd. poche, octobre 2019