Or, aujourd’hui, la tendance dans ce domaine est plutôt à la résignation, voire au renoncement. La plupart des élus essaient de « sauver les meubles » davantage que de se projeter dans l’avenir. La cause de cette démission est simple, elle résonne comme une fatalité, parfois comme une injonction : le monde sera métropolitain ou ne sera pas ! Et tant pis pour la diversité du monde ; tant pis pour les cultures, les plaines et les collines ; tant pis pour les villages et les villes moyennes ; tant pis pour le patrimoine dont l’utilité n’est plus prouvée ; tant pis pour les projets de vie ailleurs que dans les villes. La désertification a d’abord été industrielle, puis sociale, elle est en passe d’être totale pour plus de la moitié de nos territoires ; et ce n’est que le début. Ce que l’INSEE appelle dans ses travaux : « la diagonale du vide » ! (sans que cela ne soulève beaucoup de réactions) gagne du terrain. Une partie de la France n’est plus considérée comme une chance mais comme une charge. Une charge dont Bercy rappelle régulièrement qu’elle n’est pas raisonnable eu égard aux logiques de court terme qui dictent dorénavant l’action publique. C’est ainsi que la France est en train d’abandonner progressivement ce qui a forgé son histoire, son économie, sa culture et son rayonnement. Nous sommes-nous seulement interrogés sur les bases de ce qui fait notre force aujourd’hui en matière d’agro-alimentaire, de transport, de santé ou de luxe ? Toutes ces filières trouvent leurs origines dans une alchimie très particulière, enracinée dans nos territoires, dont le potentiel s’est révélé quand l’industrie les a revisités. Car l’industrie n’a rien inventé. Si elle n’avait rencontré aucun savoir-faire, ni artisanat, ni traditions, ni culture, les machines auraient alors tournées dans le vide. L’industrie a participé au développement de nos territoires en épousant les contours de leurs avantages comparatifs et en répondant à leurs besoins : une industrie laitière a émergé au pays des vaches, des stations de ski ont donné une nouvelle vie à nos montagnes, les métiers d’art ont façonné l’industrie du luxe, la géographie a motivé les inventions automobiles ou ferroviaires et de nombreux services ont suivis, entraînés par cette révolution industrielle. Tous les territoires étaient concernés. L’industrie est venue revisiter la diversité de nos productions et de nos savoir-faire pour leur donner une nouvelle dimension.
A l’ère du numérique, cette logique de fertilisation de chaque territoire devrait à nouveau inspirer nos ambitions. Elle devrait même avoir un double objectif, de relancer l’économie et de participer d’une meilleure distribution des populations dans l’espace ; elle permettrait d’offrir à chacun un autre horizon – et un autre projet de vie – que celui d’être entassé dans une de ces grandes villes dont le potentiel de croissance est réel, mais dont les débouchés sont ultra-sélectifs car leur avenir relève de leur performance dans une compétition mondiale.
Si nous persistons dans une perspective de désertification et d’hyper-concentration urbaine, il est probable que nous irons vers la réitération des crises qui s’amorcent : crises économiques liées à la financiarisation de l’offre, crises sociales liées à l’artificialisation des modes de vie et crises environnementales liées à la promotion des îlots de chaleur. Le XXIème siècle doit retrouver du sens au risque de faire de l’innovation une fin plutôt qu’un moyen.
Cette recherche de sens, je l’ai développée dans un livre récent – « Travailler là où nous voulons vivre / Vers une géographie du progrès » Editions François Bourin – avec cette idée que les technologies n’ont d’intérêt que si elles nous permettent d’améliorer nos modes de vie ; et par conséquent, le meilleur moyen d’y parvenir est de pouvoir vivre et travailler là où nous souhaitons vivre. C’est la condition centrale pour que la technologie se mette à notre service, et non pas l’inverse …
Cette tendance est amorcée par ceux, de plus en plus nombreux, qui aspirent à un nouveau mode de vie, plus équilibré, moins exposé aux pollutions urbaines, avec de l’espace et une proximité avec la nature. La révolution qui s’annonce ne sera pas tant numérique que ce que nous en ferons. Digitaliser le monde et nous contraindre à vivre dans des villes de plus en plus denses où l’espace sera de plus en plus contraint conduit inévitablement vers une forme d’aliénation.
Sommes-nous prêts à remplacer nos espaces de vie par l’espace virtuel de nos smartphones ?
L’enjeu est là. Le XXème siècle a consacré les liaisons routières et ferroviaires pour relier les hommes là où ils vivaient. Le XXIème siècle ne doit pas être celui du renoncement à ce lien mais d’une nouvelle fertilisation grâce aux leviers numériques. Longtemps, nous avons eu cette ambition de tisser une maille fine qui relie et révèle tous les atouts de nos territoires. De Dunkerque à Menton, des Alpes à l’Atlantique, de Saint-Brieuc à Bar-le-Duc, tous les territoires étaient une chance pour la France et il n’était pas question d’en laisser aucun dans l’angle mort des politiques publiques. La dynamique économique d’aujourd’hui doit beaucoup à cette vision. Ne l’abandonnons pas !
Trois paramètres concourent à une reterritorialisation de la France : la restauration d’un maillage d’environ 350 villes moyennes qui seront des espaces de vie et les pivots des politiques de proximité ; la mise en place d’un réseau de métropoles pour que chacun soit à moins d’1h30 d’une interface avec le monde ; le déploiement d’une solide infrastructure numérique en veillant à ce que les métropoles, les villes moyennes et les zones rurales accèdent aux technologies dont elles ont besoin eu égard aux responsabilités qu’elles exercent.
C’est à cette aune que la fibre ou la 5G sont les vecteurs structurants d’une stratégie territoriale. Or, le cahier des charges récemment publié par l’Arcep pointe une absence de vision de la part de l’Etat. En optant pour des ratios plutôt que pour des critères de déploiement, l’Etat laisse aux quatre opérateurs la liberté de choisir les sites d’implantation. Le risque est grand d’accroître le décrochage de nombreux territoires. Car la 5G ouvre de nouvelles voies pour redistribuer la valeur ajoutée nécessaire à la fertilisation de nos territoires et surtout à une meilleure distribution des populations. La télémédecine, l’enseignement à distance, l’hyper-industrie, les connexions à très haut débit ou les mobilités autonomes sont autant de champs d’application qui pourraient compenser les carences et nourrir de nouvelles ambitions aux quatre coins de la France. L’Etat doit rapidement travailler sur une programmation territoriale du déploiement numérique qui, au-delà des principes et des ratios soumis aux opérateurs, arrête un zonage, des objectifs et des échéances ; et de faire en sorte que ces modalités de déploiement soient cohérentes avec des politiques publiques en matière de santé, de mobilité, de formation ou de développement économique. Quand l’Etat définit une maille pour les hôpitaux, quand il promeut des territoires d’industrie, quand il s’engage sur des transports ou quand il défend l’attractivité des grands ports maritimes, il doit confirmer ses ambitions en anticipant les niveaux de connexion numérique nécessaires et pertinents. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Le monde de demain ne pourra pas être métropolitain et priver les hommes des richesses de la géographie. Il sera un monde en réseau qui permettra à chacun de combiner un projet de vie et de rester connecté. C’est la promesse d’une modernité durable que l’innovation peut rendre possible. A nous de lui donner un sens pour faire de nos territoires, plus qu’un combat, un projet. ■