Dès lors, comment expliquer cette particularité française ?
Jusqu’à présent, deux types de réponses se sont fait entendre. La première interprétation – largement discutable – se base sur les traits de personnalité des français. Nous serions par essence des « gaulois réfractaires », sévères et bougons. La forte défiance que nous manifestons collectivement envers l’exécutif serait avant toute chose le signe de notre irresponsabilité chronique, quand, au contraire, nos voisins seraient beaucoup plus matures et feraient preuve de discernement en plaçant l’intérêt national au-dessus des querelles habituelles.
La seconde interprétation est venue souligner les causes conjoncturelles à la défiance actuelle envers l’exécutif français, sa mauvaise gestion de la crise expliquant sa faible popularité. Les enquêtes d’opinion montrent en effet que les français sont très critiques à la fois sur l’impréparation du gouvernement, sur sa mauvaise gestion de points essentiels comme les masques de protection ainsi que sur sa communication hésitante et souvent contradictoire. Sans remettre en question les manquements de l’exécutif français dans sa gestion de la crise, il est néanmoins déstabilisant de constater que des chefs d’État ou de gouvernement tels Boris Johnson, Giuseppe Conte ou même, dans une moindre mesure Donald Trump, suscitent davantage d’adhésion qu’Emmanuel Macron, quand leur gestion de la crise est parfois plus hasardeuse encore. Dès lors, même si les causes conjoncturelles ne peuvent pas être ignorées, c’est bien qu’il existe des causes plus structurelles à la défiance actuelle envers l’exécutif.
Un soutien politique en trompe l'oeil
L’élection d’Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle avec 66 % des suffrages exprimés masque une base sociale beaucoup plus réduite pour le président en exercice. Avec 24 % des suffrages exprimés au premier tour de la présidentielle de 2017 et 22 % des voix aux élections européennes de 2019, sa base de soutiens est en fait extrêmement réduite.
Or, la confiance politique conserve avant toute chose un aspect partisan, la meilleure explication de la confiance dans l’exécutif est également la plus simple : les sympathisants LREM ont confiance dans le gouvernement, à l’inverse de ceux qui soutiennent les oppositions. Dans un sondage de l’IFOP réalisé après la dernière allocution du président, à peine 22 % des électeurs proches de la France insoumise et 20 % de ceux du Rassemblement National déclaraient avoir confiance dans le gouvernement pour faire face efficacement au coronavirus, quand la confiance se manifestait chez presque 90 % des sympathisants de la République en marche.
Ce phénomène de polarisation partisane se remarque dans de nombreuses démocraties occidentales et même parfois de manière encore plus spectaculaire. Aux États-Unis Donald Trump convainc à l’heure actuelle la quasi-totalité des sympathisants républicains et moins de 10 % des sympathisants démocrates. Au Royaume-Uni, l’envolée de la côte de popularité de Boris Johnson s’est produite essentiellement au sein de son propre camp. Le phénomène de « ralliement sous le drapeau » si souvent prophétisé en temps de crise se constate avant toute chose à l’intérieur de son propre camp et très peu au-delà. Cela se manifeste également au sein des régimes parlementaires, même si le phénomène des coalitions propres à ce type de régime, qui nécessite de reposer sur une base politique plus importante, est un atout indéniable pour bénéficier d’une popularité plus importante en période de crise. En Italie, pays pourtant meurtri par l’épidémie, le gouvernement issu d’une coalition composée du parti de centre-gauche et d’une formation populiste bénéficie d’un soutien qui atteint 56 %. Certes, dans le cas de l’Allemagne, la forte hausse de la popularité de la chancelière s’est manifestée en dehors de son propre parti mais c’est auprès des électeurs des deux partis de la grande coalition que l’appui est le plus important.
La faible popularité dont bénéficie Emmanuel Macron s’explique ainsi avant toute chose par la structure des institutions de la cinquième République, véritable machine à décevoir*. La focalisation sur l’élection présidentielle, pierre angulaire du régime, produit des attentes démesurées envers un président pourtant limité dans ses marges de manœuvres - et ce malgré toute la rhétorique « jupitérienne » dont il peut faire usage. S’ensuit un déclin de sa popularité rapidement après son entrée en fonction et le repli sur son cœur électoral du premier tour. La côte de confiance des gouvernements décroît à mesure que le quinquennat se déroule, peu importe la couleur politique de l’exécutif ou son action lors de son mandat. Aujourd’hui encore, à l’ère du coronavirus, cette défiance envers le président reste la traduction logique du fonctionnement du système politique.
Une confiance minée par le jeu des institutions
Si en temps ordinaire, les institutions de la cinquième République permettent au chef de l’Etat de gouverner, les choses se compliquent largement lors des périodes exceptionnelles où le soutien d’une large majorité de la population est nécessaire. Malgré les appels à l’union sacré, le système partisan fait toujours son office : la défiance qui existait avant la crise se manifeste de la même manière pendant la crise. Ce faible niveau de confiance peut conduire les gouvernants en place à ne pas adopter les politiques publiques les plus efficaces dans la situation, par peur de détruire le peu de capital politique qu’ils ont réussi à constituer depuis le début de l’épidémie. Il s’agit d’un vrai paradoxe pour un régime qui avait été conçu dès ses origines pour affronter les périodes de l’histoire les plus tumultueuses.
Dès lors, une réponse politique ambitieuse passe irrémédiablement par une réforme profonde du système institutionnel où la constitution d’une majorité nécessiterait de rassembler un socle politique plus étendu, mais qui lui assurerait en retour une plus forte légitimité, y compris dans des moments historiques qui soulignent les limites du régime en place. Sans toucher au mode d’élection du président de la République, il semble indispensable que les élections législatives aient lieu le même jour que l’élection présidentielle afin de recentrer la place du Parlement dans la vie politique. Cela passe par l’instauration d’une dose de proportionnelle lors des législatives de façon à corriger les effets du mode de scrutin majoritaire. Le rapport de force issu du premier tour des législatives et de la présidentielle obligerait ainsi les partis à négocier réellement entre les deux tours afin de faire émerger une majorité politique au second tour. Un gouvernement représentant davantage les équilibres politiques réels serait formé, diminuant la défiance générale de l’électorat. Ces premières solutions allieraient stabilité institutionnelle et meilleure représentativité démocratique. De ce point de vue, le Grand Confinement pourrait être le moment d’engager les grandes transformations dont la démocratie française a besoin. ■
(*) Emiliano Grossman et Nicolas Sauger, Pourquoi détestons-nous autant nos politiques ?, Presses de Sciences Po, 2017.