Au plus haut sommet de l’Etat il a été honoré. Ainsi c’est au son du clairon et de la Marseillaise chantée a cappella, qu’Emmanuel Macron a célébré dimanche 17 mai matin dans l’Aisne « l’esprit français de résistance ». Il a lancé un appel vibrant à l’unité des Français, invoquant l’esprit du général de Gaulle dont il célébrait un fait d’armes méconnu durant la Bataille de France 1940, la contre-offensive de Montcornet (1).
Entre 1958 à 1969 de Gaulle a passé 11 ans à l’Elysée. Ce n’est pas le plus long mandat (François Mitterrand : 14 ans) mais c’est incontestablement celui qui a le plus marqué la France. L’intéressé n’appréciait pas les mots en « isme » mais comme il existe un gaullisme social (participation par exemple) ou économique (nationalisations), il existe une approche méconnue : le gaullisme territorial(2). Voyons en les contours (I) avant que d’en étudier la (non) concrétisation (II).
La décentralisation sous de Gaulle
De Gaulle n’est pas à proprement parler un décentralisateur. Il est attaché à l’autorité de l’Etat. Il est jacobin, presque de formation voire de nature. Il a une vision régionaliste de l’organisation territoriale française. Ainsi deux décrets du 14 mars 1964, vont instaurer une régionalisation conçue comme un des éléments de la rénovation de l’Etat. Ils concernent aussi la place des services de l’Etat dans le département et les circonscriptions d’action régionale (issues en 1960 des 22 régions créées en 1956). Un « préfet de région » est mis en place (3).
Dans ses Mémoires d’Espoir le général est revenu sur ses intentions et ses limites en matière de décentralisation. Constatant que le département et la commune sont désormais des circonscriptions inadaptées aux réalités économiques et sociales, il écrit : « Comme il se trouve que les anciennes provinces ont conservé leur réalité humaine, en dépit de leur officielle abolition, il n’est que de les faire renaître sur le plan économique, par-dessus les départements, sous la forme et le nom de régions, chacune ayant la taille voulue pour devenir le cadre d’une activité déterminée ».
Mais la France étant à l’époque encore centralisatrice, le cadre étatique n’est donc pas remis en question. C’est plus à une régionalisation administrative à laquelle on assiste. Ainsi les entités sont placées sous la tutelle des préfets de région. Ce dernier prépare et exécute la tranche régionale du plan, il exerce une autorité hiérarchique sur les chefs des services extérieurs de l’Etat. Une « mission régionale » (futur secrétariat général pour les affaires régionales-SGAR) l’assiste, petite équipe de chargés de mission recrutés dans les différents corps de l’administration. Le préfet de région consulte la conférence administrative régionale (CAR), comprenant les préfets de départements et des hauts fonctionnaires. Il recueille aussi l’avis de la commission de développement économique régionale (CODER) où siègent élus locaux, représentants des organisations socioprofessionnelles ou personnalités nommées (4).
Sur le plan institutionnel, les régions du décret de 1964 n’étaient donc que des circonscriptions de l’Etat pour son action régionale, gérées par des super-préfets coordinateurs (un peu comme ceux ayant été mis en place pour accompagner la mise en place des 13 régions voulues par F. Hollande en 2016.
Les élus du suffrage universel étaient absents sauf, très marginalement, dans le cadre des CODER consultatives composées, à hauteur d’un quart de ses membres, d’élus.
Mais l’idée de décentralisation habite toujours le général de Gaulle. La crise de 1968 le conduit à franchir un nouveau pas dans la conception d’une régionalisation qui s’achemine lentement vers une forme de décentralisation.
Le général, s’il n’a jamais été élu local, connait bien les problèmes des territoires notamment grâce aux déplacements qu’il fait régulièrement en province et aussi de par son enracinement à Colombey-les-Deux Eglises (5). Ainsi, à Lyon, le 24 mars 1968, proclame-t-il : « L’évolution générale porte, en effet, notre pays vers un équilibre nouveau. L’effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire à notre pays pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de sa puissance économique de demain ».
Le héros du 18 juin a une « conscience aigüe de la fracture territoriale » (Arnaud Teyssier). Il a dû lire un ouvrage paru en 1947 relatif à Paris et le désert français (6). Contre une majorité de son entourage, il veut mettre en place une loi en ce sens et, bien entendu, la faire adopter par le peuple. C’est le grand défi de 1969, année d’épilogue du mandat gaullien.
1969 : la non réalisation d’un grand projet
Le général de Gaulle décide donc en cette fin d’hiver 1969 d’un projet de loi relatif à la création des régions et à la rénovation du Sénat, à la transformation des régions en collectivités territoriales de plein exercice, reconnues par la Constitution et disposant de larges pouvoirs (7)
Il proposait même de créer, dans chaque région, un conseil régional « chargé de régler par ses délibérations les affaires de la compétence de la région ». Il s’agit là comme le note notre collègue Arnaud Teyssier d’un « acte de déconcentration et de rupture avec la tradition départementaliste jacobine » (8) Mais ne sont-ce pas aussi les prémisses d’une régionalisme expansionniste aboutissant, avec les grandes régions que nous connaissons, à un régionalisme jacobin ?
Toutefois les limites du projet sont toutes entières dans ce témoignage de Jean-Marcel Jeanneney (ministre d’Etat chargé des réformes constitutionnelles en 1969, ndlr) est, à cet égard, édifiant. Alors que de Gaulle étudie ligne à ligne le projet référendaire, il tombe sur l’expression « territoire de la région ». Jeanneney raconte : « Il m’a censuré : Une région n’a pas de territoire, seule la Nation en a un. Et il a écrit à la main la partie correspondante du territoire national » (9). Même s’il fait des concessions, le général reste un jacobin. Réaliste cependant.
Le général de Gaulle avait annoncé, dans son allocution du 24 mai 1968, la tenue, le mois suivant, d’un référendum sur la rénovation universitaire, sociale et économique qu’appelait selon lui la crise de Mai 68. Il en avait, dans son allocution du 30 mai, différé la date, sur la demande insistante du premier ministre Georges Pompidou (« je n’y crois pas du tout » disait ce dernier) au profit d’élections législatives anticipées.
Et c’est donc le 27 avril que l’opération référendaire va avoir lieu. Il existe donc un volet économique (fusion Sénat/Conseil Economique et Social) et un volet régionalisation (10).
Le titre Ier du projet constitutionnalise l’existence des régions comme collectivités territoriales. C’est une novation complète. Leurs compétences sont élargies, en matière d’équipements collectifs, de logement et d’urbanisme surtout.
Les conseils régionaux sont composés : aux trois cinquièmes, des députés élus dans la région par un collège électoral et aux deux cinquièmes, des conseillers régionaux socio-professionnels, désignés par des organismes représentatifs, pour six ans. Mais, on reste jacobin, l’autorité exécutive de la région revient au préfet de région, qui prépare et présente le projet de budget de la collectivité.
Comme on peut s’y attendre, de Gaulle annonce qu’en cas de rejet il quittera ses fonctions. L’opposition monte au créneau derrière François. Mitterrand. Mais c’est dans son camp que le général subit une contestation. Ainsi Georges Pompidou (qui a quitté Matignon) précise depuis Rome qu’en cas de vacance du pouvoir il sera là. Valéry Giscard d’Estaing annonce qu’il n’approuve pas le référendum. Seule l’UDR emboite le pas du général (11). La campagne est assez confuse et le débat se porte ainsi très rapidement sur le maintien ou non du président au pouvoir au lieu des intérêts ou des inconvénients réels d’une réforme pourtant essentielle et emprunte de modernisme notamment quant aux régions.
A la suite d’une participation de 80,13 % le 27 avril 1969, le non l’emporte à 52,41 %.
Que dire de ce scrutin ? On peut convenir avec Frédéric Bon au sujet de la régionalisation la crainte d’une trop grande technicité du texte auquel « seule une mesure spectaculaire, comme l’élection des assemblées au suffrage universel, aurait pu […] donner le souffle qui lui a manqué » (12).
Les suites du scrutin ? Prenant acte du résultat, de Gaulle démissionne le 28 avril 1969, à minuit dix, par un communiqué laconique depuis Colombey-les-Deux-Églises : « Je cesse d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi. » Alain Poher, président du Sénat, assure la présidence de la République par intérim.
François Mauriac qualifie le référendum et le départ du général de Gaulle de « cas sans précédent de suicide en plein bonheur ». Hormis la dimension plein bonheur, nous partageons ce point de vue.
En tout état de cause une page substantielle de l’histoire de la Vème se tourne. L’après de Gaulle a commencé…. ■
1. C’est en ces lieux (à La-Ville-aux-Bois-les-Dizy plus exactement) que le colonel de Gaulle, alors inconnu, mena en mai 1940 une brève contre-attaque contre l’avancée allemande, en pleine débâcle. Une offensive fondée sur des blindés auxquels l’état-major ne croyait guère (de Gaulle si) et qui a pourtant freiné l’ennemi durant quelques heures. La seule ayant eu lieu à cette époque. En janvier 1940 de Gaulle publia un mémorandum intitulé L’Avènement de la force mécanique, le texte insiste sur la nécessité de constituer de grandes unités autonomes blindées plutôt que de disperser les chars au sein d’unités tactiques plus larges, comme le préconise l’état-major.
2. Jacques Godfrain, « La participation, idée centrale de la pensée gaullienne » revue Espoir n°125, 2000.
3. Histoire des préfets, rhone.gouv.fr ; Les décrets N°64 -250 et 260 du 14 mars 1964 mettent en place le préfet de région mais aussi la déconcentration de services de l’Etat au niveau départemental (avec un renforcement considérable des attributions du préfet). Ledit décret considérait d’ailleurs la région comme « une circonscription-relais entre le pouvoir central et le département » pour donner un cadre plus large aux actions régionales de l’Etat.
4. Les CODER, précurseurs des comités économiques et sociaux régionaux (CESR), émettaient des avis dans le domaine de l’aménagement du territoire et du développement économique et social. Quant au CAR il réunit toujours les préfets de département et les chefs de services déconcentrés régionaux de l’Etat. C’est après l’avoir consulté que le préfet arrête le projet d’action stratégique de l’État dans la région.
5. Pour écarter le reproche d’un manque de légitimité locale le général répondait : « ma légitimité est historique et morale ». C’est depuis 1936 que les de Gaulle possèdent la Boisserie. Elle reste aujourd’hui la propriété de l’Amiral de Gaulle située donc à Colombey-les-Deux Eglises au cœur de la Haute-Marne. Le général aimait à y rencontrer le maire de la commune pour y prendre un peu le pouls du pays !
6. Jean - François Gravier, Paris et le désert français, Flammarion, 1947 ; Arnaud Teyssier, « De Gaulle 1969, l’autre révolution », Perrin, 2019
7. Le projet de loi est précédé du décret n° 69.296 du 2 avril 1969 décidant de soumettre un projet de loi au référendum. Il est spécifié à l’art. 2. - Les électeurs auront à répondre par « oui » ou par « non » à la question suivante : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le Président de la République et relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat ? », www.Sénat.fr
8. A. Teyssier ; La Gazette.fr 13 juin 2019.
9. Ibid
10. La régionalisation visait, quant à elle, selon J. Godfrain, à « desserrer le carcan du centralisme bureaucratique » ; Décoloniser la province disait de son côté M.Rocard.
11. L’Union pour la Défense de la République (UDR) est l’appellation électorale adoptée le 23 juin 1968 par le mouvement gaulliste et ses alliés.
12. Frédéric Bon, « Le référendum du 27 avril 1969 : suicide politique ou nécessité stratégique ? », Revue française de science politique, vol. 20, 1970, p. 205 à 223