Dans la nuit, les guerriers grecs sortirent des flancs de la statue pour massacrer les habitants de Troie. Internet est moins violent, mais il a presque le même effet : il consume, brise et disperse.
On pensait que le numérique allait stimuler la concurrence et permettre à toutes les entreprises de se développer. En réalité, il a assis la domination de quelques titans capables d’imposer leur loi au monde entier.
On pensait que le numérique allait mêler les classes sociales en donnant à chacun sa chance. Hélas, il sépare impitoyablement les nouvelles élites technophiles de la tourbe des populations déconnectées et sans avenir.
On pensait que le numérique allait renforcer la démocratie. Le débat allait s’épanouir grâce aux nouveaux outils dont il dispose. Chaque opinion aurait la possibilité de se faire entendre et d’entrer en résonnance avec les autres. Le dialogue allait permettre d’éviter des erreurs et nos gouvernements seraient en mesure de mener les politiques les plus efficaces, guidés par des dirigeants élus parmi les meilleurs candidats. Que voyons-nous ? La démocratie n’a jamais été aussi faible, prise en étau entre les nouvelles dictatures et les revendications de minorités qui veulent l’asservir.
Internet et son cortège de technologies devaient mener à un monde unifié et égalisé. Il devait calmer les différends, aplanir les différences. En ouvrant les portes de l’innovation, de la mobilité sociale et de la compréhension, il devait donner à chaque entreprise, à chaque individu, à chaque pays les moyens de son émancipation et de son épanouissement.
Quelle désillusion ! Tout est à portée d’un clic de souris ou presque. Mais tout n’est pas facilement accessible pour autant. Le numérique a aboli beaucoup d’intermédiaires, mais il a aussi érigé d’immenses barrières qui coupent le monde en deux.
D’un côté, ceux qui sont tout. De l’autre, ceux qui ne sont rien.
On a pu avoir l’impression que le monde allait vers l’unification et l’apaisement. Les cultures nationales, les régimes politiques, les biens et services consommés : tout allait s’aplanir, s’uniformiser, à l’image des aéroports internationaux tellement semblables les uns aux autres. Le monde était appelé à devenir une démocratie planétaire et un grand marché unifié. La fin de l’histoire politique, avec la victoire des démocraties, devait aller de pair avec la fin de l’histoire économique. Le libre jeu de la concurrence allait pouvoir être garanti par de sévères lois anti-monopoles, tout comme les institutions démocratiques avaient trouvé leur stabilité dans l’équilibre des pouvoirs et contre-pouvoirs.
Le début de la décennie 2020 voit au contraire les marchés se refermer, les échanges se ralentir et les démocraties régresser. Les institutions mises en place pour accompagner l’ancien monde se trouvent dépassées. Face à l’accélération des mutations, la capacité d’adaptation de la plupart de nos institutions se trouvent prises de court.
L’historien marxiste Eric Hobsbawm a décrit dans un livre célèbre le XXème siècle comme l’âge des extrêmes. Cette période a connu de tels déchaînements guerriers, provoqué tant de massacres, humilié si profondément la civilisation que rien ne pouvait, pensait-on, en égaler les violences. Après l’ère des révolutions et celle des empires qui se sont succédées entre 1789 et 1914, la Première Guerre mondiale a inauguré une époque d’incroyables destructions. Incontestablement, des horreurs inédites par leur ampleur et leur caractère systématique ont eu lieu. Et l’escalade nucléaire de la Guerre Froide n’a guère rendu la seconde moitié du siècle plus apaisée. Les pays n’ont cessé de « trébucher d’une calamité à l’autre », comme l’écrit Hobsbawm.
Après vingt ans de bouleversements provoqués par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, force est de constater que le XXIème siècle pourrait lui aussi prétendre, pour des raisons différentes, à la caractérisation d’Hobsbawm : il se pourrait même qu’il soit plus extrême encore, mais d’une autre façon.
La vitesse des changements de l’environnement économique témoigne d’une exubérance inouïe. Pour gagner 50 millions d’utilisateurs, il a fallu 68 ans au transport aérien, 50 ans au téléphone, 22 ans à la télévision, 2 ans à Twitter et… 19 jours à Pokémon Go. Les entreprises se développent à une vitesse foudroyante : pour atteindre une valeur de 1 milliard de dollars, il fallait 20 ans pour les entreprises d’hier célébrées par le classement du magazine Fortune. Il n’aura fallu que huit ans à Google et 18 mois à Snapchat. L’Histoire a longtemps progressé au rythme des millénaires. Puis des siècles. À présent, ses enjambées peuvent changer le monde en quelques jours.
Les outils, les mécanismes, les technologies, les acteurs qui modèlent notre univers semblent en perpétuels changements. Ces derniers ne s’accomplissent plus sous la pression de violences physiques. On ne conquiert plus les territoires mais l’accès aux données. Les serveurs informatiques remplacent les canons. La séduction des applications a remplacé la brutalité de la propagande, mais leur emprise sur le cerveau n’en est que plus totale. Les données ne déferlent pas sur les campagnes comme la grande armée napoléonienne, mais passent par milliard à chaque seconde dans le silence des fibres tapies au fond des océans pour pénétrer jusqu’au cœur de chaque foyer. Leur réseau enserre le monde d’un filet invisible mais mille fois plus implacable que le joug des tyrans d’hier. On ne peut plus échapper à un pouvoir qui s’incarne dans la moindre activité quotidienne, filtre à tout moment ce que nous pouvons voir et savoir.
On se souvient de la description frappante de Michel Foucault à propos du contraste entre la discipline aux XVIIIème et XIXème siècles. D’un côté, l’exécution en place publique de celui qui avait tenté de tuer le roi Louis XV ; de l’autre, le minutieux règlement intérieur d’une prison. Après la mise à mort théâtralisée faite pour manifester le rétablissement du pouvoir royal attaqué, après les tortures en place de Grève, la contrainte s’est intériorisée, diffusée dans le corps social à l’aide de nouveaux dispositifs de surveillance, devenant plus efficace que jamais. Le règlement a remplacé la hache du bourreau.
C’est exactement le même passage de l’extériorité théâtrale de la domination à la diffusion invisible des contraintes qui a lieu aujourd’hui grâce au numérique. Les tranchées, les exécutions et les camps deviendront plus rares. Les citoyens seront stoppés avant même de manifester. Les velléités de révolte ou même de simple opposition seront brisées dans l’œuf. Identifiées peut-être dès leur apparition dans le cerveau. Toute déviance sera rendue impossible. La conformité ne sera plus un choix mais une nécessité. Les opérations militaires elles-mêmes seront plus rares, et feront moins de morts : la victoire sera acquise, comme le voulait Sun Tzu, « sans ensanglanter la lame ». Des nuées de drones finiront d’éliminer en douceur ceux que les attaques informatiques n’auront pas déjà neutralisés.
Les antagonismes vont s’exprimer durant notre siècle d’une façon différente. Mais ils ne seront pas moins forts. Les polarisations d’hier ne seront que de pâles anticipations à côté de celles qui naissent. Le numérique brise le monde en deux. Dans tous les domaines, un monde dual est en train d’émerger, privé du juste milieu qui faisait le lien entre les positions extrêmes.
Notre époque s’annonce comme celle d’une polarisation de toutes les dimensions du monde. La différence avec le siècle précédent, c’est qu’il ne s’agira plus de poussées ponctuelles de violence, de crises temporaires, mais d’une structuration durable des choses. Des équilibres pervers se cristallisent sous l’effet de mécanismes inédits mis en place par les nouvelles technologies. ■
*Derniers ouvrages publiés : « Le Nouveau désordre numérique », éd. Buchet-chastel, sept. 2020 ; Eloge de l’hypocrisie, éd. Cerf, 2018.