Résister au nom des valeurs de la démocratie.
Négliger l’anticipation d’un risque sanitaire dont les experts évoquaient pourtant la forte probabilité depuis les épisodes du SRAS, du H1N1, de la fièvre Ebola, où l’émergence d’autres coronavirus constituait une faute que nous ne parviendrons pas à réparer. Nos sociétés évoluent dans un environnement risqué, incertain, instable, interdépendant. Avons-nous pour autant développé une culture politique qui permette d’intégrer dans les décisions publiques et nos pratiques sociales l’exposition à l’imprévisibilité de sinistres provoqués par nos modes de vie, nos comportements, notre indifférence à l’autre, notre inattention au monde et tant de certitudes aujourd’hui démenties ?
Faire front à une pandémie ne se limite pas à décider de mesures de santé publique et de l’organisation des dispositifs médico-scientifiques. Une crise sanitaire planétaire déstabilise et interroge en profondeur les sociétés. Elle expose leurs systèmes de valeurs à une épreuve dont on ignore quelles en seront les conséquences irrévocables sur leur devenir. La réflexion éthique est sollicitée dans ces circonstances, non pas pour prescrire des règles de conduite, mais pour créer les conditions favorables à l’identification, à l’examen, à l’argumentation et à la hiérarchisation des stratégies dans un contexte complexe et incertain qui sollicite la pluralité des expertises.
Il aura été trompeur de donner à comprendre la cessation du confinement le 11 mai 2020 comme la recouvrance d’une liberté. Là où s’imposait l’exigence d’une pédagogie de la responsabilité partagée, s’est instauré un discours d’insouciance estivale à peine attentif aux tragédies humaines, à la violence, aux deuils de ces temps de pandémie. Des moralistes ont investi l’espace public pour contester le choix dont peut s’honorer notre démocratie : celui d’avoir tenté de refuser le sacrifice des plus vulnérables au risque d’un fardeau insupportable sur les générations futures ainsi que notre économie. Comme si affirmer que toute vie compte et nous importe, donnait à croire que l’éthique politique prévalait de manière inconsidérée sur le réalisme économique. Comme si renforcer la société autour d’engagements partagés n’était pas un enjeu supérieur en des circonstances qui menacent la cohésion nationale. Décidera-t-on demain, au nom d’un calcul moral que je réprouve, de refuser l’accès aux soins à une personne âgée de plus de 75 ans (elles sont 250 000 en France) ? Notre pays surmontera cette crise à la fois sanitaire et politique en résistant au nom des valeurs de la démocratie.
Nous sommes démunis face à la résurgence de la pandémie
Voilà qu’à nouveau la comptabilité quotidienne des contaminations et des hospitalisations rythme la communication des instances de santé. Comme s’il s’agissait d’un processus inéluctable qu’il aurait été impossible de maîtriser.
Cette nouvelle phase de la pandémie est plus inquiétante que celle qui l’a précédée, non pas seulement parce que nous n’avons pas pu l’éviter, mais parce qu’elle s’inscrit dans un long temps, dans une forme de continuité dont on ignore le terme. Il nous était impossible de le comprendre ou de l’admettre jusqu’à présent, tant les conséquences de cette analyse s’avèrent incompatibles avec nos capacités de les supporter ou plutôt de les subir.
Mais si nous sommes plus démunis face à la résurgence de la pandémie c’est aussi parce que la défiance s’est insinuée depuis des années dans la vie publique, renforcée ces derniers mois par tant de carences et de contradictions dans la gestion de la crise sanitaire. Certes nous bénéficions d’un privilège dans notre pays, celui d’un accompagnement économique efficace et bienveillant qui atténue les drames sociaux sans parvenir pour autant à apaiser les détresses humaines et tant de souffrances qui gangrènent déjà la vie sociale. La Banque mondiale annonce que près de 150 millions de personnes subissent les conséquences d’une vulnérabilité accrue du fait de la Covid-19.
Je ne serai pas de ceux qui engagent des controverses au moment où des circonstances d’urgence imposent à tous d’être soucieux du bien commun. Nous ne manquerons pas de commentaires plus tard sur ce qui aurait pu être fait, sur les dysfonctionnements dans la gestion de la crise, les préconisations contradictoires ainsi que les carences dont nous constatons les effets. Ce n’est pas encore le temps du bilan, et personne ne peut affirmer de manière péremptoire la nature et l’ampleur des difficultés auxquelles nous serons confrontés dans les prochaines semaines.
Toutefois rappelons-nous que dans un contexte de peur, de désarroi et d’incompréhension, le courage et la capacité d’agir se sont incarnés l’engagement de ces invisibles de notre quotidien acharnés à préserver le devenir d’une société dont ils sont souvent exclus. Je regrette que les instances gouvernementales n’aient pas su saisir la signification de ces solidarités, n’aient pas reconnu ces compétences au-delà de quelques hommage convenus, nous refusant le temps démocratique d’un retour d’expériences à la suite du confinement. A une époque où l’on s’habituait à concéder à l’intelligence artificielle un pouvoir sur nos vies et nos sociétés, voilà que des intelligences simplement et humblement humaines permettaient de contrer provisoirement une pandémie !
C’est en société responsable que nous devons vivre avec la pandémie
C’est en démocrates que nous devons arbitrer et assumer nos responsabilités dans la perspective des prochains mois de pandémie. Car c’est bien du devenir de notre démocratie qu’il est question aujourd’hui. C’est en démocrates et avec une intense envie de démocratie que des professionnels, des associatifs et tant de citoyens ont témoigné de la vitalité de notre démocratie face aux premiers défis de la pandémie. Il me semble dès lors important de reconnaître à la vie démocratique sa signification et ses droits dans le cadre d’un contrat social qu’il convient de refonder dans le cadre d’une concertation nationale menée au plus près du terrain.
Les risques dont nous devons prendre ensemble la mesure ne se limitent pas aux menaces virales. Les négligences, les insuffisances dans l’analyse de l’impact des décisions, les phénomènes de peur, de violence et de discrimination se renforcent à mesure que les sentiments d’insécurité mais également de dissimulation et d’impréparation accentuent la défiance à l’égard de l’autorité publique.
Si les conditions propices aux débats publics qui auraient pu s’organiser après le confinement sont désormais plus difficiles à concilier avec les contraintes sanitaires, plus que jamais s’impose pourtant une démocratisation de l’accompagnement de la crise. Nombre d’instances représentatives peuvent y contribuer. On peut même s’étonner qu’elles n’en aient pas prise l’initiative. Il est temps de considérer que c’est en société responsable que nous devons vivre avec la pandémie et affronter ses défis. Nos dirigeants politiques ne doivent pas mépriser les intelligences collectives et les capacités qu’a notre société à se mobiliser. Le risque plus évident que jamais est que faute d’une évolution significative dans la gouvernance politique de la crise sanitaire, la défiance, le rejet et la contestation déjà perceptibles en réaction aux mesures prescrites actuellement, n’aboutissent à une dissidence et à un désordre dont les prémices nous menacent plus encore que la dynamique épidémique. ■
* Vient publier le livre collectif Pandémie 2020 – Éthique, société, politique, Les éditions du Cerf