*Journaliste indépendant, Olivier Razemon travaille notamment pour la newsletter professionnelle Mobilettre et Le Monde, sur le site duquel il tient un blog consacré à la mobilité depuis mars 2012. Voyageur, reporter et observateur, il écrit en particulier sur les transports, l’urbanisme et les modes de vie. Aux éditions Rue de l’échiquier, il a publié Chronique impatiente de la mobilité quotidienne (2019), Comment la France a tué ses villes (2016), Le Pouvoir de la pédale (2014), La Tentation du bitume (2012) et Les Transports, la planète et le citoyen (2010).
Tête de chien, tête de veau
[…] On le reconnaît à coup sûr, « le Parisien », qu’il soit millionnaire ou intermittent, bien vêtu ou mal habillé, beaucoup trop bronzé ou toujours pâle, imposant ses principes écologistes mais jetant ses mégots dans la rivière, amoureux du paysage mais partisan de ces éoliennes qui le défigurent, effrayé par le chien mais protecteur du loup, trop curieux mais déconnecté de la réalité, disant frontalement ce qu’il pense ou cachant bien son jeu, hautain même lorsqu’il est gentil, parce qu’il fait certainement semblant. « Le Parisien », c’est celui qui achète tout (sous-entendu, l’immobilier), mais « n’achète rien » (sous-entendu, les souvenirs bas de gamme). « Le Parisien » représente Paris, il incarne Paris, il est Paris, dans toutes les acceptions du terme. Au fond, « le Parisien » est la figure de l’autre, honni pour ce qu’il est, ce qu’il représente, et surtout parce qu’il ne nous ressemble pas. Comme « le provincial », « le Parisien » affiche des caractéristiques intrinsèques qui le distinguent des personnes normales. On peut tout lui reprocher, et en plus, comme il a un peu honte d’être parisien, il ne protestera pas trop. […]
Une région-banlieue
Dans le langage courant, « Paris » désigne la capitale et ses alentours, mais aussi tout ce qui en émane. Ces cinq lettres peuvent évoquer à la fois la ville de 2,2 millions d’habitants, la vaste conurbation, d’Issy-les-Moulineaux à Marne-la-Vallée, de La Défense à Cergy, mais également les pouvoirs qui s’y exercent, voire le mode de vie qui y est lié.
« Les Parisiens » n’échappent pas à ce flou. Qui sont-ils, au fond ? Les habitants de Paris ? Sans aucun doute. Mais aussi ceux qui travaillent à Paris et vivent à Vincennes, Bagnolet, Malakoff, ou l’inverse. Sans oublier ceux qui travaillent à Montrouge tout en habitant Clamart. Et que dire des habitants de Noisy-le-Grand, située dans la « ville nouvelle » de Marne-la-Vallée ?
Et quand on réside à Argenteuil ou Viry-Châtillon, à la fois en grande couronne et dans la Métropole du Grand Paris, est-on « parisien » ? Et à Dourdan, desservie par le RER C, mais entourée de champs ? Champagne-sur-Oise, Cravent, Souppes-sur-Loing sont-ils des villages ou des banlieues ? Et les habitants de Chartres, Creil ou Montargis, dans les régions voisines, qui travaillent à Paris, sont-ils « parisiens » ou « provinciaux » ? […]
Très chers embouteillages
Les trajets en voiture, 34,4 % des déplacements en 2018, ne ressemblent pas aux joyeuses virées sur des routes dégagées vantées par les spots publicitaires des constructeurs automobiles. On compte en moyenne chaque jour, à l’heure de pointe, 230 kilomètres d’embouteillages en Île-de-France. La circulation connaît une « très faible saisonnalité », explique l’Institut Paris Région. Elle varie peu selon les mois de l’année, les jours de la semaine ou l’heure du jour. Dit autrement, en circulant en voiture, on ne peut jamais être certain d’échapper aux bouchons, même tard le soir, même au mois d’août, même le dimanche. Le fabricant de GPS TomTom estime que chaque automobiliste francilien a perdu, en 2019, 163 heures dans les bouchons, 13 heures de plus qu’en 2018. Sur le périphérique, la vitesse moyenne est passée de 40 kilomètres-heure en 2011 à 35 kilomètres-heure en 2019. Outre le temps perdu et le stress, le trafic routier génère une pollution atmosphérique récurrente dont on ne retient que les pics, mais qui est nocive toute l’année. Selon les bilans d’Airparif, la quasi-totalité des Franciliens est exposée aux particules fines dégagées par les moteurs à combustion, ainsi que par le frottement des roues sur le bitume. […]
Exaspérations quotidiennes
Les habitués connaissent par coeur les différents motifs de dysfonctionnement, de la panne de signalisation à l’incident sur la voie en passant par les suicides (baptisés « accidents voyageur »), les « bagages oubliés » ou la « réception tardive de travaux ». Les usagers redoutent, par un automne humide, les feuilles mortes qui font patiner les trains, quand juillet est caniculaire, la dilatation des rails, un jour d’hiver glacial, le froid qui grippe les moteurs. Ils savent aussi qu’on ne peut pas, dans un « bus de substitution » qui effectue le trajet à la place d’un train défaillant, transporter un vélo.
Tantôt le chauffage ne fonctionne pas, tantôt les fenêtres ne s’ouvrent pas, la moitié des gares et la totalité des trains ne sont pas équipés de toilettes. Les ascenseurs qui desservent les quais sont hors d’usage pendant des mois, la numérotation des bus est incompréhensible, et les arrêts non desservis ne sont signalés que par une feuille volante scotchée sur le tableau des horaires. Deux lignes majeures ne sont toujours pas électrifiées, mais des fumeurs ont de facto annexé la première voiture sur certaines lignes desservant la Seine-et-Marne. Entre le 20 juillet et le 20 août, cette période de l’année qui dans le langage des communicants résume la saison d’été, les usagers subissent les travaux de régénération et une réduction du trafic supérieure à celle de la fréquentation, ce qui aboutit finalement à des trains encore plus bondés.
La segmentation du réseau entre SNCF et RATP déconcerte les voyageurs les plus indulgents. À Nanterre-Préfecture, le changement entre les conducteurs des deux entités coûte au moins deux minutes à chaque trajet. « La RATP administre le réseau comme s’il s’agissait du métro de Paris, et la SNCF raisonne comme si c’étaient des trains nationaux », résume l’urbaniste Frédéric Leonhardt.
À tout ceci s’ajoute le sentiment d’insécurité […] L’ensemble de ces contrariétés occasionnent, sur les quais et dans les trains, moins d’explosions de colère que de soupirs exaspérés, gestes impatients, tweets rageurs. Une fois le trajet effectué, la plupart des voyageurs enfouissent très vite le désagrément sous des pensées plus agréables. Seuls quelques-uns parviennent à canaliser cette rage et à alimenter les cahiers de doléance et les propositions des associations d’usagers, de plus en plus organisées et écoutées.
Hélas, il n’est pas prévu que les choses s’améliorent, même si, à l’approche des élections régionales de 2021, les candidats essaieront de faire croire le contraire. En 2018, la région Île-de-France annonçait 24 milliards d’euros d’ici à 2025 pour remettre le réseau en état. Malgré cet effort financier, Stéphane Beaudet, vice-président de la région, promettait du sang et des larmes : « On est certain qu’on n’aura pas désaturé le réseau d’ici 2025. » Les conséquences de la galère des transports peuvent se calculer en heures perdues, en stress, en dépressions, en report vers la voiture et donc en embouteillages, en prix au mètre carré dans les secteurs les plus centraux, où il est possible de se déplacer sans recourir au réseau ferré. Cela finit par peser sur l’attractivité de l’Île-de-France, si chère aux dirigeants nationaux.
Et ce n’est pas fini, car les maux « parisiens » s’étendent progressivement aux départements voisins. Dans l’Oise, l’Eure-et-Loir, l’Yonne, après avoir déposé leurs enfants à la crèche à 7 heures du matin, des salariés subissent eux aussi les trains supprimés et les pannes de signalisation en direction de La Défense, de Val-de-Fontenay ou d’Évry. Cela fait d’eux des « Parisiens » plus sûrement que n’importe quelle plaque d’immatriculation. […]
Ils sont fous, ces Parisiens
[…] Choisir Paris, c’est aussi vivre de manière anonyme, « échapper au déterminisme social », témoigne Philippe Ridet. La ville permet de s’affranchir d’un nom, d’une famille, d’un clan, de ne plus s’entendre dire : « Cerendini, c’est de quel village ? », ou, à 50 ans passés : « Une femme qui n’a pas eu d’enfant, ce n’est pas normal. » Sans avoir à se soucier des regards, le citadin assume l’homosexualité, la bisexualité, l’identité transgenre, ou simplement le célibat. En 2014, 18 % des mariages parisiens ont uni des personnes de même sexe, contre 3 % pour l’ensemble de la France. Quels que soient ses croyances, sa religion, ses choix alimentaires, en ville on se sent moins marginal, on peut se trouver une tribu, et pas seulement en ligne. On peut passer toute sa vie dans la capitale sans se préoccuper un seul instant du score du PSG. « On vit à Paris pour ne pas vivre normalement », résume un lecteur du Monde, commentant un article sur le décalage supposé entre « Paris » et « la province ».
Mais « monter à Paris » est aussi, pour une majorité de Franciliens, un choix très rationnel, parce qu’il faut honorer une mutation, occuper un poste bien rémunéré, redorer une carrière, gagner des échelons ou des points, et puis parce que « dans mon secteur, il n’y a pas de travail ailleurs ». Sans oublier ceux qui ne choisissent pas vraiment. Ils suivent leur conjoint ou tentent leur chance sur un marché du travail élargi : policiers, scientifiques, enseignants, cadres dans une banque.
Pour beaucoup de Franciliens, la vie parisienne est une expérience, un moment, une période de leur existence, pas toujours heureuse. En janvier 2019, Le Monde se penchait sur « le blues du provincial à Paris », ceux qui « vivent comme des exilés » et rêvent d’un retour au pays. L’air leur semble irrespirable, on se moque de leur accent, ils ne supportent pas les bousculades ni le prix des loyers. Ils s’imaginent, tranquilles, de retour à Audierne ou à Seyssins. […]
Concurrencer Londres, « faire aussi bien que Moscou »
L’ambition grand-parisienne se nourrit de superlatifs. La « région-capitale », qui présente un « intérêt stratégique » supérieur, se mire en « plus belle ville du monde », en « métropole-modèle », en « aire mondiale » ; elle est la ville « qui ne dort jamais », comme New York, où tout est possible, tout le temps. Paris doit obéir à des « standards exigeants » qui évidemment ne sont pas ceux d’une malheureuse capitale régionale. Les partisans de la suprématie francilienne convoquent l’historien Fernand Braudel, qui, en 1979, a forgé le concept de « ville-monde », lui donnant dans son ouvrage Civilisation matérielle, économie et capitalisme cette définition : « les informations, les marchandises, les capitaux, les crédits, les hommes, les ordres, les lettres marchandes y affluent et en repartent ». Le Grand Paris signe ainsi ce culte voué à la grande capitale digne d’une « grande nation », comme se moquent, pas toujours gentiment, les Allemands.
S’il est plaisant d’être très beau et très fort, mieux vaut encore être le meilleur. Les autorités nationales et régionales se passionnent pour les classements internationaux, les hiérarchies, les concours à qui sera la plus peuplée, la plus dynamique, la plus attractive, la plus fluide, la plus informée des capitales. Depuis quelques années, ces superlatifs combattants laissent progressivement la place à des qualificatifs en apparence moins agressifs : une ville devrait, pour gagner, se faire écologique, « circulaire », « durable », rouler à l’hydrogène ou voler en avion vert, et aussi garantir un cadre de vie « exceptionnel » aux cadres dirigeants qu’elle espère séduire.
Paris aime se comparer aux mégapoles mondiales, et c’est souvent pour mieux déplorer ses propres insuffisances, face à Dubaï qui bâtit toujours plus haut, Shanghai qui va toujours plus vite, Singapour qui s’organise toujours mieux, Moscou qui ne s’embarrasse pas de contradicteurs, Amsterdam ou Oslo qui affichent des indicateurs bien plus verts. Une obsession revient sans cesse, et plus encore depuis le vote du Brexit en juin 2016, celle de « concurrencer Londres », dans tous les domaines : place financière, création de start-up, tournage de films, etc. […]. ■
« Les Parisiens » une obsession française – Anatomie d’un déséquilibre - Olivier Razemon - Rue de l’échiquier - 219 pages
© Avec l’aimable autorisation des éditions Rue de l’échiquier