* Clément Fayol est journaliste d’investigation. Spécialiste des réseaux internationaux et du monde clair-obscur des intermédiaires, il collabore avec les cellules d’investigation des plus grandes rédactions françaises. Ces Français au service de l’étranger est son troisième livre d’enquête.
Une anecdote illustre la vision que les diplomaties étrangères ont de nos institutions. Au début de l’été 2017, quelques semaines après les élections législatives, l’ambassade d’Azerbaïdjan mandate deux lobbyistes : Sihem Souid et Sihame Arbib. Dans un document daté du 1er juillet, Eldar Mammadov, conseiller de l’ambassade à Paris, passe commande de la création d’un groupe d’amitié franco-azéri à l’Assemblée nationale. Dont il attend une amitié démonstrative et appliquée, nos représentants appelés à y siéger devant – selon sa ligne – en être les fers de lance. Les deux lobbyistes doivent donc « identifier des députés ayant un caractère assez courageux pour encaisser les coups et ceux qui souhaitent nuire à l’Azerbaïdjan, et répondre aux détracteurs dans les moments opportuns (par une [sic] rédaction et publication d’une tribune par exemple et par des questions à l’assemblée nationale) ». Six points sont listés dans cette lettre de mission qui décrivent clairement les députés à sélectionner en leviers d’influence au bénéfice du pays commanditaire. Les heureux recrutés auront ainsi vocation à « faire passer des messages positifs concernant l’Azerbaïdjan au sein des différentes institutions » et à « encourager le Président et les ministres à se rendre en Azerbaïdjan ».
En plus d’être invités régulièrement dans cet heureux pays, les sélectionnés consentants auront – qui sait – la chance d’y croiser Rachida Dati, amie affichée et de longue date de l’autocratie. Pour l’ancienne République soviétique ayant gardé les oripeaux et travers de l’URSS, il s’agit bel et bien de s’appuyer sur des élus français afin d’améliorer son image. Et le recours aux deux lobbyistes lui paraît plus simple que de se charger elle-même d’un tel travail en organisant des rencontres entre le personnel diplomatique et des élus.
[...] Pour la diplomatie azérie, l’Assemblée nationale est en fait un vivier de leviers d’influence. Non pour obtenir des textes de loi allant dans le sens d’un intérêt économique ou politique du pays, mais afin d’avoir des relais. Aussi est-elle prête à payer ce qu’il faut. Cela tombe bien, car un business s’est créé autour de ce genre de demandes, plus répandues qu’on ne le croit, qui voit des consultants, des lobbyistes, des avocats ou des hommes d’affaires promettre à leurs clients d’obtenir des faveurs d’élus.
D’après la facture d’un cabinet de lobbying parisien que j’ai récupérée, un rendez-vous avec un député coûterait ainsi 7 000 euros. Or la somme encaissée par le cabinet de lobbying en question sous le doux euphémisme de « prestations de conseil » rémunérait seulement l’organisation d’un déjeuner avec le président d’une commission. Inutile de s’étonner que beaucoup s’engouffrent dans la brèche. Et quand on songe que, pour la mise sur pied du groupe d’amitié avec l’Azerbaïdjan, un demi-million d’euros a été réclamé par les consultants – qui se sont ensuite brouillés avec l’ambassade à Paris, ce qui a permis de découvrir le pot aux roses –, on n’est guère surpris de voir qu’un tel « travail » attise les convoitises. Et crée des vocations.
Sarkozy Entreprise contre Villepin & Fils
Nicolas Sarkozy est membre du Conseil constitutionnel mais n’y siège pas. Cette fonction officielle, prévue automatiquement et à vie pour les anciens chefs de l’État, leur confère un rôle de sage. Une place que l’homme politique, à 65 ans, n’est pas encore prêt à prendre. Lui innove par rapport à ses homologues de la Vème République en assumant sa reconversion dans le privé. Reste qu’il n’a pas renoncé aux deniers publics qui sont le privilège de son rang : en sortant de l’Élysée, en 2012, il s’est installé dans un bureau de 300 mètres carrés du 8ème arrondissement de Paris réglé par l’État. Avec les autres dépenses qui lui sont autorisées, sa retraite de 75 000 euros, ses trois collaborateurs, les frais de sa sécurité et de son chauffeur, plus de 1 million d’euros d’argent public sert, chaque année, à assurer son train de vie, à préserver la fonction présidentielle. Dans les faits, ces avantages participent plutôt au prestige de la petite entreprise Sarkozy.
[...] À bien y regarder, l’essentiel des activités de ce dernier consiste à capitaliser sur ses anciennes fonctions. En quittant l’Élysée, Nicolas Sarkozy s’est en effet rapidement retrouvé au catalogue de prestigieuses agences de conférenciers. Les deux premières années, il a enchaîné à un rythme infernal les apparitions aux quatre coins du monde. Abu Dhabi, Doha, Shanghai, Moscou, São Paulo, Las Vegas ou Brazzaville, la liste est longue. D’après mes calculs, il s’agit d’une quarantaine d’interventions entre 2012 et 2015, rémunérées autour de 100 000 euros chacune.
[...] Pendant ces conférences, il analyse les enjeux du monde, parle des Gilets jaunes, de ses prédécesseurs, usant d’un exercice que l’ancien homme politique maîtrise à la perfection : celui de la connivence feinte. Du côté des commanditaires, notons des banques étrangères comme BTG Pactual au Brésil, Goldman Sachs, mais aussi des chambres de commerce, des fonds étrangers ou des entreprises qui organisent des événements.
Ce rôle de représentation est habituel aux anciennes gloires de la politique anglo-saxonne. Après Nicolas Sarkozy, François Hollande s’est ainsi lui aussi mis à l’exercice. Ce qui est plus rare en revanche, c’est de cumuler les casquettes d’ancien Président et d’actuel représentant d’intérêts privés étrangers. Car, pour des questions protocolaires, Nicolas Sarkozy continue d’être envoyé par Emmanuel Macron incarner la France à divers événements, comme l’intronisation de l’empereur du Japon ou les obsèques de l’émir d’Oman. Or, là-bas, avec ses différentes activités, peut-on réellement dire qu’il représente seulement la France ?
Villepin, du discours en Irak aux tableaux à Hong-Kong
Après Nicolas Sarkozy, la personnalité française qui se sert le mieux du prestige de la France est Dominique de Villepin. L’homme du discours contre l’intervention en Irak aux Nations unies de 2003 est considéré comme une mascotte par certains autocrates ou chefs d’entreprise. [...] L’ancien Premier ministre assume être devenu une marque, lui qui a créé la société Villepin International. Les comptes de celle-ci ne sont pas déposés depuis 2015, année pour laquelle il a déclaré un chiffre d’affaires de 1,6 million d’euros. Une activité qui est loin de révéler la véritable ampleur de ses interventions. Car, cette même année, trois sociétés ont été mises sur pied à l’étranger. [...] Hong-Kong est un choix stratégique pour Dominique de Villepin. La ville est une porte d’entrée internationale sur la Chine, raison pour laquelle il y a incorporé deux sociétés. Lorsqu’il se lance dans le pays, il peut se targuer de son amitié avec l’ambassadeur de France de l’époque, entre 2014 et 2017, un autre chiraquien, Maurice Gourdault-Montagne. Cela dit, l’ancien Premier ministre a ses propres entrées au plus haut niveau de l’État chinois. À savoir directement auprès du président Xi Jinping !
[...] Juste retour des choses, il n’hésite pas à défendre des dossiers chinois en Afrique ou en Europe. Il siège aussi au fonds d’investissement China Minsheng et a aidé l’agence de notation chinoise Dagong, qui voulait s’opposer à ses homologues occidentales, dont fait partie le français Fitch. [...] Pourtant attention : Dominique de Villepin ne doit pas être considéré comme un agent d’influence « chinois ». Car, quand il y voit une opportunité, il n’hésite pas à se mettre au service d’autres intérêts. En mai 2019, avec son fils Arthur, il s’est en effet rendu pour la deuxième fois en quelques mois en République démocratique du Congo.
Borloo, éternel second rôle
« Ce que Dominique de Villepin a fait à l’ONU est resté gravé, lui a donné une aura et un respect à l’international. En comparaison, Jean-Louis Borloo, c’est le Louis de Funès des relations internationales », ironise de son côté un ancien ministre de François Hollande. Les activités de l’ancien maire de Valenciennes, député, ministre de la Ville, puis de l’Emploi, ensuite de l’Économie, enfin de l’Écologie valent qu’on s’y arrête.
Après quelques mois de gloire avec sa « fondation » pour l’électrification de l’Afrique, Jean-Louis Borloo a pris ses marques dans un autre rôle, qu’on pourrait qualifier de second couteau ou de doublure. Quand l’entreprise de voyage Selectour ne parvient pas à embaucher Nicolas Sarkozy pour égayer ses soirées annuelles, c’est lui qui s’y colle. À l’image d’un Matt Damon qui récupère les rôles refusés par Brad Pitt, l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy parvient à faire fonctionner sa propre petite boutique. « C’est incroyable qu’il continue à être pris au sérieux après avoir fait tant de bruit autour d’un projet qui était soutenu par l’Élysée, qui promettait une Afrique électrifiée en dix ans et qui n’a rien donné », peste l’un de ses anciens soutiens. Un propos qui vise le fait que, pendant près de deux ans, Jean-Louis Borloo a été reçu à l’Élysée par François Hollande, a utilisé le réseau diplomatique français pour promouvoir l’électrification de l’Afrique, sans que des résultats vraiment probants sortent de ces mois d’activisme sous couverture de l’État. Ce que le principal intéressé continue à nier, assurant que son initiative a été un sillon pour la création d’une agence spécialisée. [...] Spécialiste des coups de bluff, l’ancien avocat d’affaires se sort de toutes les impasses grâce à sa gouaille. En quelques pirouettes, il parvient à expliquer pourquoi ce qu’il présentait il y a encore quelques mois comme le projet du reste de sa vie est désormais aux oubliettes. Grâce à son culot, il n’est jamais totalement hors jeu. Car, après avoir fait une tournée médiatique et internationale sur l’électrification de l’Afrique, expliquant chercher une cause après les affaires et la politique, il a été administrateur du géant chinois des télécoms Huawei. Poste qu’il a cumulé avec l’élaboration du « plan banlieue », réalisé sur commande de l’Élysée en 2018, tout en ayant un rôle informel de conseiller de Sodexo ou d’administrateur de la très sérieuse Fondation Énergies pour le monde. « Sa stratégie est simple, il ne touche pas d’argent avec le plan banlieue ou la Fondation Énergies pour le monde1, mais ces activités publiques l’aident pour avoir l’air connecté auprès de Huawei et d’autres business. Il cherche à être multicarte », appuie l’ancien compagnon de route.
Les chinoiseries de Jean-Pierre Raffarin
« Qu’est-ce qu’on peut faire de plus que faire passer des messages ? On ne convoque pas un ancien Premier ministre. Ce genre de démarche se fait par des moyens détournés. Le message a été passé avec beaucoup de délicatesse et, s’il décide qu’il n’en a rien à faire, que peuvent les services ? C’est un homme politique avec des connexions avec le plus haut sommet de l’État », finit par me lâcher un ponte du contre-espionnage français. La presse en avait fait écho, et plusieurs sources le confirment, dans un cadre policé, par médias interposés et avec toutes les précautions d’usage, le message aurait dû être reçu par Jean-Pierre Raffarin : sa lune de miel avec la Chine devient obscène.
Misant sur le personnage tout en rondeur qu’il campe avec brio, le chiraquien a d’abord feint de ne pas comprendre. Quand la presse l’interrogeait sur le sujet, il niait en bloc. Assurant avoir un rapport cordial et de coopération avec nos services.
[...] Depuis le voyage présidentiel de janvier 2018, il représente officiellement le gouvernement dans des missions en Chine. Avec pour mission principale de « porter les préoccupations de nos entreprises au niveau de décision chinois le plus approprié ». [...]
Des fiches de poste sur lettres d’or qui sont autant de récompenses pour son ralliement à Emmanuel Macron lors de la présidentielle.
Protégé par ces nouvelles cartes de visite, il pousse le mélange des genres jusqu’à faire le tour des plateaux français de télévision et de radio pour promouvoir son livre Chine, le grand paradoxe. Il y raconte ses chinoiseries dans la peau d’un voyageur orientaliste. [...] Pour défendre son ouvrage, il ressort le cliché de « l’Orient compliqué », celui qui serait inaccessible à la plupart des hommes politiques, mais pas à lui qui l’a connu grâce aux voyages officiels. Quant à la méfiance vis-à-vis des ambitions impérialistes chinoises, elle serait, à l’en croire, un délire des pro-Américains. Le tout expliqué à renfort d’anecdotes sympathiques, style carnet de voyage. Un discours naïf qui consiste à dire que la Chine doit être vue comme une opportunité pour l’Europe de s’émanciper de l’influence américaine. À mille lieues de la réalité des rapports que chaque pays européen entretien avec Pékin – dans un chacun pour soi désordonné –, l’homme politique vernit son panégyrique prochinois d’un discours de realpolitik. ■
Ces Français au service de l’étranger - Affairisme, mélange des genres ou naïveté : quand notre élite oublie la France. Clément Fayol – Editions Plon – 256 pages
© Avec l’aimable autorisation des Editions Plon