Alors qu’il nous faudra nourrir une population qui devrait atteindre 9 à 10 milliards d’êtres humains aux alentours de 2050, il apparaît clairement que les systèmes alimentaires qui se sont développés au XXème siècle dans les pays occidentaux, avant de se diffuser dans de nombreuses autres parties du monde, ne sont pas durables en termes de consommation de ressources naturelles, d’impact environnemental et de santé.
Le haut niveau de productivité rendu possible par l’intensification de l’agriculture s’est en effet réalisé au détriment de la biodiversité et de la qualité des sols, ce qui érode progressivement le capital productif agricole et compromet donc notre capacité future à produire.
Ce constat des impasses des systèmes alimentaires issus de la transition alimentaire et de la révolution agricole m’a amené à produire un rapport sur le sujet, présenté au nom de la Délégation à la prospective du Sénat avec l’ancienne Sénatrice Françoise Cartron (Rapport n°476 du 28 mai 2020 : "Vers une alimentation durable : un enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour la France").
Ce rapport, issu d’un travail de huit mois ayant donné lieu à une cinquantaine d’auditions, s’est employé à rechercher quelles inflexions, voire quelles ruptures, pourraient faire émerger des systèmes alimentaires plus durables.
L’état des lieux du système alimentaire français que nous y réalisons confirme tout d’abord que notre alimentation est devenue plus riche en énergie et en produits animaux, mais aussi davantage transformée - voire ultratransformée - par l’industrie.
La consommation alimentaire hors domicile s’est également beaucoup développée. En même temps que nos assiettes, ce sont nos liens symboliques à l’alimentation qui ont changé.
Il est vraisemblable que nombre des traits actuels de notre alimentation perdureront car ils sont liés à des tendances sociologiques et économiques lourdes et à une modification de nos modes de vie.
Si le système alimentaire français n’est pas durable, il est néanmoins indéniable que celui-ci se transforme.
On assiste ainsi dans certains secteurs de la société à des tentatives de redéfinition du bien manger qui se caractérisent par une place croissante accordée aux préoccupations citoyennes : manger écologique, manger éthique, manger local...
Ces valeurs nouvelles se traduisent en partie par une évolution des pratiques : la baisse de la consommation de viande, amorcée dans les années 1980, est désormais une tendance bien établie.
Ce constat ne saurait cependant être complet sans l’analyse des différences sociales qui demeurent très marquées dans le domaine de l’alimentation, les ménages modestes concentrant les nombreux problèmes de santé liés à l’alimentation trop riche et déséquilibrée héritée du XXème siècle.
Le rôle de notre alimentation actuelle dans les maladies dites de pléthore est en effet aujourd’hui très bien documenté. Il est donc primordial de développer l’étiquetage et les recommandations nutritionnelles mais aussi de lever les barrières économiques par des incitations financières afin de permettre à tous d’accéder à des aliments plus sains.
Nous devons également soutenir les innovations sociales portées par les acteurs associatifs ou locaux, notamment celles qui permettent de rapprocher consommateurs et producteurs sur un même territoire.
Face à cette prise de conscience de la non-soutenabilité de notre système alimentaire, le rapport s’attache ensuite à identifier les conditions nécessaires pour faire émerger une alimentation plus durable.
Sur ce point, deux axes de transformation apparaissent clairs pour guider la transition alimentaire du XXIème siècle : sobriété et végétalisation.
Aller vers plus de sobriété alimentaire, c’est à la fois moins manger et moins gaspiller. Il me semble qu’il s’agit là du point essentiel, du levier majeur pour diminuer les impacts négatifs de notre alimentation.
La végétalisation de nos assiettes, entendue comme un rééquilibrage des apports végétaux et animaux et non comme une exclusion de ces derniers, vient ensuite accompagner cette sobriété, afin de lui conférer une efficacité sanitaire et environnementale maximale.
Il nous faut en effet sur ce point promouvoir un discours équilibré et apaisé quant à la consommation de produits animaux (« en manger moins pour en manger mieux »), en soulignant leur intérêt nutritionnel et en rappelant que des filières d’élevage durables constituent un élément-clé de la conversion agroécologique, indispensable à la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre et à la préservation de la biodiversité.
Il est également important de renforcer l’adaptation et la résilience de l’agriculture face aux effets du réchauffement climatique grâce à la diversification agroécologique des espèces cultivées et à la recomposition progressive de la géographie des cultures, en accompagnant techniquement les agriculteurs à cette conversion.
Concilier santé et environnement est possible, mais complexe. L’adage selon lequel une alimentation bonne pour la santé est nécessairement bonne pour l’environnement ne se vérifie pas toujours.
Il faut en outre intégrer la dimension d’acceptabilité culturelle et de plaisir dans la défense des régimes alimentaires durables, en soulignant que l’impact sanitaire et écologique de l’alimentation peut être fortement réduit sans bouleverser les habitudes alimentaires.
Car si pour manger durable, il faut renoncer à ses traditions culinaires, à ses goûts et au plaisir de se nourrir, il y a peu de chances que les consommateurs adoptent une telle démarche !
En tout état de cause, une telle transformation ne pourra se faire sans la levée d’un certain nombre de blocages pouvant empêcher l’offre de répondre aux signaux de la demande. L’un des meilleurs exemples est celui de la filière des légumineuses, celles-ci possédant de nombreuses vertus (richesse en protéines de qualité, capacité de fixation symbiotique de l’azote, faible coût de revient, forte densité énergétique...) qui en font l’une des clés de la transition alimentaire du XXIème siècle.
Nous devons valoriser leur intérêt nutritionnel et écologique et (re)mettre à l’honneur leur présence dans la cuisine du quotidien grâce à un travail de sensibilisation du public en lien avec les professionnels de la restauration.
Les aides européennes doivent également rémunérer les services agro-systémiques rendus par les légumineuses (réduction de l’usage de l’azote de synthèse et donc des pollutions agricoles diffuses, maintien du couvert des sols, maintien de la biodiversité...) et être attribuées en fonction du volume de travail agricole utilisé plutôt qu’en fonction des surfaces cultivées.
L’alimentation durable est enfin un enjeu d’indépendance. Il nous faut remettre la sécurité d’approvisionnement au coeur des objectifs des politiques alimentaires :
• en définissant une stratégie d’autonomie protéique par la reterritorialisation de productions trop dépendantes des importations ;
• en soutenant les projets alimentaires et agricoles de territoire afin d’accroître la part des approvisionnements locaux dans la consommation régulière, générant ainsi un développement territorial positif, une qualité optimale des produits et un renforcement de la confiance de tous les acteurs ;
• et enfin, en impulsant une politique foncière permettant l’installation de producteurs locaux.
Les règles actuelles d’installation et d’accès aux terres agricoles ont en effet été établies il y a plusieurs décennies afin de favoriser le développement d’une agriculture intensive et fortement spécialisée, tournée vers des marchés de grande taille. Dans un modèle d’agriculture agrobiologique qui accorde une place plus importante aux circuits courts, il faut au contraire ouvrir l’accès au foncier à de nouveaux venus.
L’alimentation durable doit véritablement devenir une des priorités stratégiques de l’État afin d’atteindre nos objectifs de santé publique et de préservation de l’environnement.
Une nécessité que je continuerai à défendre au Sénat ! ■