Tout d’abord, la gestion de la pandémie a marqué une mutation de l’action publique se justifiant de plus en plus derrière un « impératif sanitaire ». Cette conception est problématique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il relève d’une conception très restrictive de la santé qui se résumerait à des chiffres de décès et d’occupation d’hôpitaux. En la matière, il est toujours utile d’en revenir à la définition de la santé qu’offre l’Organisation Mondiale de la Santé : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Or, de nombreuses mesures associées au confinement ont eu un impact important sur des variables de bien-être qui fondent la santé d’un individu. Sur le bien-être mental, l’enquête CoviPrev a montré une augmentation significative de la dépression chez les Français pendant les confinements, avec presque un jeune sur cinq qui a considéré mettre fin à ses jours durant le 3ème confinement ! D’autre part, cette politique franchit un nouveau palier en matière d’intrusion dans la vie personnelle des citoyens. On est clairement dans ce que Michel Foucault appelait la « biopolitique », c’est-à-dire l’idée que le pouvoir ne s’exerce plus sur le corps social, mais directement sur le corps individuel qui est « pris à l’intérieur de pouvoirs lui imposant des contraintes, des interdits ou des obligations ». De plus, les dégâts collatéraux en termes de libertés publiques sont importants, notamment en ce qui relève des droits du Parlement. À l’instar des lois d’urgence votées dans le cadre des derniers attentats terroristes, on peut s’attendre à ce que les dispositions d’exceptions restent en vigueur après la fin de la pandémie. L’observatoire des libertés confinées mis en place GenerationLibre est et sera là pour en témoigner. Enfin, cette conception de l’action publique est problématique, car elle est court-termiste. Cette tendance n’est pas nouvelle et était déjà observée en son temps par l’économiste Frédéric Bastiat qui invitait ses condisciples à distinguer ce que l’on voit (les effets visibles et à court terme des politiques publiques), de ce que l’on ne voit pas (les impacts à plus long terme et souvent inattendus des politiques publiques). L’« impératif sanitaire » en opposant la santé et l’économie ne prend pas assez en considération le fait que les pertes économiques causées par les confinements et l’aggravation des inégalités socio-économiques de santé associées se traduisent par des conséquences négatives sur leur santé et in fine l’espérance de vie.
Les décideurs publics n’ont pas assez soumis les décisions prises dans un contexte d’urgence sanitaire à une analyse coût-bénéfice de leur impact.
Dans une note que nous avons signée avec GenerationLibre, nous tentons d’estimer les coûts et les bénéfices des politiques de confinements à partir de la même métrique : les années de vie. L’exercice est inédit en France. Il est complexe d’un point de vue méthodologique en raison du caractère partiel des données disponibles et de la difficulté de distinguer les effets du confinement par rapport à ceux plus généraux de la pandémie. La période retenue est celle allant de mars 2020 à avril 2021, prenant ainsi en compte l’effet des deux premiers confinements.
La littérature scientifique internationale ne fait pas apparaître de consensus sur la capacité des politiques de confinement stricts à sauver des vies, même si ces politiques semblent produire des effets à court terme. Certains travaux scientifiques considèrent que l’effet des confinements strictes est marginal par rapport à des mesures volontaires, d’autres, en recourant à des modèles mathématiques excluant le comportement des individus face aux risques, vont jusqu’à considérer que 500 000 décès ont été évités. Nous estimons, à partir d’un modèle d’agent (parue dans une revue Nature) que le nombre de décès évités pourrait être d’environ 100 000 (pour 100 000 décès observés). Ce modèle considère qu’en l’absence d’un confinement stricte, les Français, à l’instar des Suédois, auraient adapté d’eux même leurs comportements en recourant davantage au télétravail ou limitant une partie de leurs contacts sociaux. L’espérance de vie moyenne de ces décès évités a été estimée à 5 ans, en prenant en compte l’âge avancé et la fréquence des comorbidités parmi les décès de la COVID 19. Nous estimons ainsi à 500 000 le nombre d’années de vie sauvées grâce aux confinements strictes en France.
Il est difficile d’estimer le coût des mesures restrictives sur l’économie et leur répercussion sur la santé des citoyens. Nous avons des données parcellaires qui indiquent des effets néfastes directs sur la santé mentale des Français et notamment des jeunes (voir le rapport de parlementaire de Marie-George Buffet sur la question). Nous savons aussi qu’un impact de la crise financière de 2008-2010 sur la mortalité a été documenté.
Pour avoir un portrait plus général des effets des confinements en termes d’années de vie perdues, nous avons privilégié une autre démarche en prenant une variable très corrélée à l’espérance de vie : le revenu. Nous avons identifié la population qui avait perdu des revenus suite aux confinements pour laquelle nous disposions de données. Les personnes retraitées, travaillant dans la fonction publique ou en CDI ont été à l’abri des conséquences économiques des confinements. En revanche, 3,6 millions de non-salariés ont vu leur revenu moyen chuter de 22 %, 420 000 personnes ont été mises en activité partielle de longue durée et ont vu leur revenu chuter d’environ 16 %, et 768 000 nouveaux chômeurs estimés par l’OFCE ont subi une baisse comprise entre 25 % et 43 % de leur salaire d’emploi. Sur ces 4,8 millions de déclassés, on considère que 1 million a basculé dans la pauvreté (données du Secours Catholique) et que les 4 millions restant ont perdu l’équivalent d’un quintile de revenus. On estime que leur perte de revenus durera au moins 5 ans à partir des données de la crise de 2008 et de la persistance de la pauvreté en France. En confrontant ces chiffres aux différences d’espérance de vie en fonction des revenus, on estime le nombre d’années de vies qui pourrait être perdues en raison des conséquences économiques des confinements à 1,2 million.
Notre première estimation des coûts et bénéfices des politiques de confinements peut se résumer à deux chiffres : 500 000 années de vies sauvées pour 1,2 million perdues. Les coûts seront supérieurs aux bénéfices. Même en considérant des hypothèses alternatives (rebond économique plus précoce pour les individus), la balance ne pèse pas clairement en faveur des confinements. Il ne s’agit que d’une première estimation et les chiffres ne sont pas définitifs et devront être actualisés. Nous n’en déduisons pas que les confinements n’étaient pas souhaitables. Difficile de critiquer les décisions de mars 2020 alors que nous ne disposions d’aucune information sur la pandémie. En revanche, nous invitons les décideurs publics, et notamment le Parlement, à produire une évaluation rigoureuse ex ante des coûts et de bénéfices de toutes politiques qui pourraient avoir un impact significatif sur la vie et la santé des Français. Il conviendra aussi dans les mois à venir d’évaluer les impacts des mesures sanitaires sur l’aggravation des inégalités socio-économiques et de santé, et de proposer en priorité des solutions pour les réduire. Enfin, nous appelons à cesser d’opposer la santé et l’économie. Une économie en mauvaise santé aura des conséquences sanitaires à long terme, même si elles seront difficiles à mesurer. ■
Pour retrouver la note de GenerationLibre sur le sujet :
https://www.generationlibre.eu/covid19-confinements-annees-de-vie-gagnees-annees-de-vie-perdues/