La première mesure consiste à relever le seuil de revente à perte au-delà de 10 %. Cette loi a directement affecté les prix de détail des produits dont les marges des distributeurs étaient inférieures à 10 %. Elle vise notamment les produits de marques nationales, dits produits d’appel, vendus à prix coutant, les coûts de distribution n’étant pas inclus dans le seuil de revente à perte. Par répercussion, les distributeurs appliquaient des marges élevées aux produits de petits producteurs (de produits frais par exemple) pour compenser la perte sur les marques nationales. Ce relèvement du seuil de revente à perte aurait donc pour objectif de relâcher la pression sur les petits producteurs par un mécanisme de péréquation au niveau des distributeurs (les prix d’achat des marques de petits producteurs pourraient être plus élevés) et un mécanisme de report des consommations vers les marques de petits producteurs (les prix des produits des marques nationales augmentant). Il opèrerait donc un ruissellement de revenu vers les agriculteurs français. Cette mesure devrait se traduire directement pour les produits concernés par une augmentation du prix final au consommateur, soit par une baisse du prix auquel le distributeur achète ses produits. L’importance des deux leviers dépendra des élasticités-prix de la demande. Par exemple, une forte élasticité empêchera les distributeurs d’augmenter les prix aux consommateurs pour éviter une baisse importante des ventes. Elle dépendra également du pouvoir de négociation du fournisseur par rapport au distributeur. Un fort pouvoir de négociation impliquera de faibles effets pour les prix d’achat et un faible pouvoir de négociation pourra impliquer une baisse du prix d’achat. Cependant, un très faible pouvoir de négociation due à une forte concurrence en amont n’impliquerait pas forcément une baisse du prix d’achat déjà très bas. Des effets inflationnistes indirects sont également attendus sur les produits substituables. Ces effets dépendront du degré de substituabilité entre produits directement concernés et ceux qui ne le sont pas directement, et de la situation concurrentielle entre distributeurs. Les effets globaux du relèvement du seuil de revente à perte seront donc différents en fonction des caractéristiques de chaque secteur (élasticité-prix de la demande, rapport de force fournisseurs-distributeurs).
La deuxième mesure vise à encadrer les promotions en volume (-25 %) et en valeur (-34 %). Cette mesure a été mise en place pour éviter les dérives de l’intensification des promotions et de faire perdre, par le jeu de promotions trop nombreuses ou trop importantes, la perception des « vrais » prix par les consommateurs. Certaines filières souhaiteraient une exemption pour ne pas fragiliser leurs opérations massives de promotions (comme la filière foie gras par exemple). D’après une étude IRI (« IRI Vision – La promotion » d’octobre 2018), 55 % des produits vendus par les très grands groupes, 47 % des produits vendus par les grands groupes et 61 % des produits vendus par les Petites et Moyennes Entreprises (PME) seraient concernés par l’encadrement des promotions. Ce dispositif d’encadrement des promotions peut avoir deux effets opposés sur les prix : soit une augmentation des prix pour respecter l’encadrement du montant de la promotion, soit une baisse du prix de vente de référence de manière que le prix en promotion soit identique au niveau sans encadrement. En termes de volume, on s’attend à une diminution des volumes de ventes en promotion.
Nous avons réalisé une étude des effets de la loi pour les consommateurs à l’aide de données de prix et de ventes fournies par les panels Nielsen et IRI. Nos résultats nous permettent d’en déduire les conclusions suivantes.
• L’inflation alimentaire constatée dans nos analyses est très inférieure à celle qui avait été prédites par les diverses études préparatoires à la loi. Trois explications peuvent être envisagées : 1, une surestimation de la part des produits impactés par le relèvement du SRP (mais certaines de ces études préliminaires se basaient sur des proportions réelles estimées dans les magasins, donc a priori fiables) ; 2, un déplacement de la consommation des produits dont le prix augmente vers des substituts non impactés directement (par exemple de marques nationales vers des marques de distributeur), ce qui réduit l’effet de ces renchérissements ; 3, une répercussion de la hausse imposée aux marges de distribution sur le prix d’achat aux producteurs. Cette dernière hypothèse semblerait se confirmer avec les premiers résultats de l’observatoire des négociations commerciales qui estimeraient une baisse du prix d’achat de -0.4 % en moyenne. (1)
• On note néanmoins dans certaines des estimations une différence de ces évolutions (mesurée par la méthode des Différence de Différence) selon les circuits de distribution, avec une hausse plus marquée en Grande Distribution : sur les séries temporelles macroéconomiques, le différentiel d’inflation pour l’ensemble de l’alimentation s’élève ainsi à presque 1 % pour une comparaison de l’année 2019 aux deux précédentes, inversant la tendance des années antérieures. Une différence semblable entre 2019 et l’année antérieure peut également être observée sur les données du panel Nielsen dans la volatilité supérieure des taux mensuels d’inflation entre Grande et Petite et Moyenne Distribution et entre groupes de produits. Ces différentiels correspondent à un déplacement potentiel de la demande de l’ensemble des produits alimentaires vers la Grande Distribution de l’ordre de -0 3 % et une hausse de leur chiffre d’affaires de 0,8 %. Les données IRI permettent une analyse précise de ces évolutions différentielles et montre que l’effet causal des trois mesures sur les prix est non significatif.
• En réaction à l’encadrement des promotions en volume et en valeur, on assiste en 2019 à l’émergence de nouveaux outils promotionnels pour continuer à attirer les consommateurs et limiter la hausse des prix. Il s’agit d’informations commerciales de vente, de prix non chiffrés (prix chocs), d’une intensification des promotions dans d’autres rayons tel que le secteur de la Droguerie Parfumerie Hygiène et de nouveaux instruments promotionnels comme les cartes de fidélité, les promotions de lot avec des produits différents.
• L’année 2019 a été marquée, selon un rapport du Sénat et la FEEF, par un coup d’arrêt à la croissance des marques produites par des PME constatée les années antérieures (passage de 5,5 % de croissance annuelle à 1,8 %, au contraire des autres catégories de produits : passage de +1,1 % à +0,8 % pour les productions des grands groupes de producteurs ; augmentation de la part des produits importés dans les marques de distributeurs - qui augmentent globalement de 1,1 % en 2019 contre 0,8 % antérieurement -, où la production des PME est traditionnellement majoritaire) (2). Cette tendance a été repérée dès le mois d’Octobre dans le rapport Commission des Affaires Economiques du Sénat, et bien informée par une étude statistique sur données Nielsen commandée par la FEEF (Février 2019). Cette tendance est également confirmée en analysant les données IRI. Inversement, on note que les marques de distributeurs (MDD) ont augmenté leurs ventes : il y a pu avoir un effet de report de marques nationales, dont les prix ont augmenté, vers les MDD, initialement moins chères. De manière générale les MDD sont en croissance, notamment avec l’émergence des MDD thématiques.
• Une autre évolution propre à l’année 2019 est la réduction de l’activité promotionnelle. Cette baisse d’activité est notamment importante pour les PME, -14 % en volume et -11 % en valeur pour les PME selon les données IRI. La promotion est le seul outil d’information auprès des consommateurs dont disposent les PME (en particulier pour les produits festifs produits par des PME, l’ensemble de ce marché étant en forte décroissance en 2019 pour certains d’entre eux (3)). Une barrière à l’entrée des produits de PME (souvent mono-producteur et ne disposant pas des facilités de substitution des produits par les multinationales disposant d’une large gamme de produits) semble s’être installée durablement avec la limitation des promotions.
• Les pertes ou gains de bien-être générées par la loi concernent les trois types d’acteurs : les consommateurs ont probablement subi des pertes liées à l’inflation des prix alimentaires ; les producteurs des pertes possibles de bien-être dues à la répercussion de la diminution des prix d’achats,, aux problèmes posés par la limitation des promotions (notamment pour les produits festifs), à la transparence accrue des prix d’achat qui a pu modifier la concurrence entre les producteurs, enfin à l’augmentation possible du pouvoir de négociation de la distribution ; les distributeurs des pertes liées aux coûts de réaménagement commercial (substitutions de promotions, …), à l’incertitude sur la durabilité de la loi, aux difficultés générées pour les distributeurs ayant une stratégie de bas prix. Chacune de ces variations du bien-être est difficilement mesurable, mais leur bilan pourrait être négatif si l’on considère le poids des cas de pertes de bien-être. Notons que la mise au point et l’application de la loi venait dans une période de double difficulté pour les acteurs de la filière alimentaire : du côté des producteurs, une situation économique difficile menaçant la pérennité des exploitations ou de certaines filières ; pour la distribution, à la suite d’une période marquée par une guerre des prix et l’anticipation d’une réduction du nombre de magasins.
Le délai de deux années d’application pour analyser les conséquences des deux dispositions étudiées dans ce rapport s’avère insuffisant : certaines évolutions devraient être constatées ou infirmées sur une plus longue période pour pouvoir être considérées comme permanentes, et par ailleurs les statistiques sur le résultat des négociations commerciales et sur l’évolution des revenus agricoles ne sont pas disponibles dans ce délai. Il sera impossible d’effectuer ces analyses sur des statistiques postérieures à la crise virale. Le résultat des négociations de 2020 pose évidemment le même problème. ■
1. Source : communication publique du 16 avril 2019 par le médiateur des relations commerciales.
2. Selon d’autres sources de données, la décroissance aurait pu être observée antérieurement à l’année 2019.
3. Baisse de 21 % des ventes de champagne dans la première moitié de 2019, d’un tiers des ventes de foie gras qui peut faire craindre une guerre des prix et l’accroissement des importations.
* Rapport d’expertise de la loi EGAlim Septembre 2020 - Céline Bonnet, Toulouse School of Economics, INRAE, Université Toulouse I Capitole et François Gardes, Paris School of Economics, Université Paris I Panthéon Sorbonne, Université Catholique de l’Ouest