Avec une chute de 11 % en deux ans, on peut véritablement parler d’une crise de l’apprentissage. Et la mauvaise conjoncture économique n’explique pas tout, puisque notre pays avait été capable d’absorber rapidement l’impact de la récession de 2008-2009. Dans ces conditions, les rustines ne suffisent plus : on pourra multiplier à l’infini les baisses de charges, les primes de 1000 euros ou autres, mais il est surtout urgent de reconnaître que cette crise est systémique et qu’elle renvoie à l’organisation de la formation initiale des jeunes dans son ensemble.
De ce point de vue, une comparaison avec le système allemand est éclairante et fournit quelques pistes pour sortir de cette crise par le haut. Rappelons que chez notre voisin, l’apprentissage concerne une proportion de jeunes trois fois plus importante, d’où il résulte un taux de chômage des jeunes trois fois plus faible que chez nous et des parcours professionnels ensuite beaucoup moins précaires. C’est l’objectif du rapport que j’ai réalisé pour l’institut Montaigne « l’apprentissage : un vaccin contre le chômage des jeunes – plan d’action pour la France tiré de la réussite allemande ».
Le point de départ de cette étude est qu’il faut en finir avec la vision « culturaliste » de nos différences avec notre voisin d’outre-Rhin. Si en effet un système de formation est marqué par l’histoire et des habitudes parfois séculaires, il est néanmoins redevable d’analyses objectives, chiffres et statistiques à l’appui. On peut ainsi comparer, par exemple, les circuits de financements, les législations du travail, l’organisation administrative, la place du service public de l’emploi, le contenu des enseignements, etc. Et si naturellement toutes les bonnes pratiques ne peuvent pas être importées telles quelles d’un pays à un autre, il y a matière à une réflexion pour l’action.
A la lumière de l’expérience allemande, le système français possède quatre caractéristiques défavorables, d’où découlent autant de chantiers de réformes.
La première est la défaillance de l’organisation.
Comme souvent, le millefeuille administratif nous joue des tours : plusieurs ministères compétents (donc pas de vrai responsable) au niveau central (Travail et Education nationale), des régions théoriquement compétentes mais qui n’ont pas la main sur l’enseignement scolaire professionnel (lycées professionnels) et qui doivent composer avec les rectorats. En Allemagne, les responsabilités sont beaucoup mieux établies, avec une vraie décentralisation et un Etat central qui concentre son action sur des tâches d’harmonisation (notamment élaboration et maintenance des diplômes), d’animation et de communication, et qui le fait mieux qu’en France. La conclusion pour la France est très claire : il faut mettre fin au capharnaüm actuel qui veut que la voie scolaire (lycée professionnel) soit financièrement et institutionnellement séparée de l’apprentissage. Logiquement, tout l’enseignement professionnel initial (apprentissage comme voie scolaire) devrait être à la main des régions et sorti du réseau de l’Education nationale.
La deuxième est la prégnance de l’enseignement général dans les référentiels de diplôme, ce qui décourage bon nombre d’apprentis et surcharge les CFA au détriment du temps passé en entreprise. En Allemagne, l’enseignement est beaucoup plus tourné vers le métier et la pratique, alors même que le niveau culturel général des jeunes de 15 ans y est plus élevé qu’en France, d’après les dernières enquêtes de l’OCDE (PISA). Repenser la place de l’enseignement général (qui occupe aujourd’hui la moitié du temps d’un apprenti en CFA) est donc une priorité. Cette réforme nécessite de sortir l’élaboration des programmes scolaires du cercle très étroit de l’Inspection générale de l’Education nationale et d’en discuter sérieusement avec les acteurs de terrain et les professionnels.
La troisième caractéristique est que l’apprentissage est le parent pauvre de l’Education nationale, considéré comme une voie par défaut, en cas d’échec scolaire. Pour résumer, il n’est pas considéré comme une voie intégrée dans un cursus de formation « normal », mais plutôt comme un élément de la politique de l’emploi censé récupérer les jeunes inadaptés au collège unique. En Allemagne, au contraire, la voie de l’apprentissage est obligatoire pour l’accès à la grande majorité des diplômes de niveau bac professionnel.
La réintégration de l’apprentissage dans le cursus « normal » passe par une réforme du collège unique, c’est-à-dire la reconstitution de filières comportant des enseignements adaptés avec un accent mis sur l’acquisition des savoirs de base et des enseignements de découverte du monde de l’entreprise. Enfin, l’apprentissage devrait progressivement devenir la voie obligatoire de préparation à la plupart des métiers de niveau CAP et bac pro, alors qu’aujourd’hui cette voie subit la concurrence des lycées professionnels, moins efficaces pour insérer les jeunes mais beaucoup plus valorisés par l’Education nationale. Ce transfert ferait, au passage, réaliser des économies substantielles aux budgets publics puisqu’un apprenti coûte environ 3.000 euros de moins par an qu’un élève en lycée professionnel.
La quatrième est la faible implication des partenaires sociaux, aussi bien au niveau national que régional, l’Education nationale et son Inspection générale ayant la main sur les diplômes et leurs évolutions. C’est le contraire en l’Allemagne où les partenaires sociaux sont codécideurs, aussi bien dans les orientations stratégiques (contenu et adaptation des diplômes) que dans la mise en oeuvre au niveau régional. En contrepartie d’un système qui est plus adapté à leurs besoins, les entreprises sont beaucoup moins aidées en Allemagne, où il n’existe pas de dispositifs généraux d’exonération de charges, de prime d’apprentissage ou de crédits d’impôts pour l’embauche d’apprentis. Remettre l’entreprise au centre, faire en sorte que les enseignements dispensés et la répartition géographique des CFA soient mieux adaptés aux besoins des jeunes et des entreprises sont des nécessités absolues. Une gouvernance régionale renforcée, avec un Conseil régional véritablement pilote du système en lien avec les partenaires sociaux serait une bonne solution.
Loin de se satisfaire de réformes marginales, une véritable relance de l’apprentissage suppose donc de réinterroger le fonctionnement du collège unique ainsi que l’ensemble de notre système d’enseignement secondaire professionnel. C’est un débat sans doute aussi nécessaire que celui qui a récemment déchaîné les passions autour du latin et du grec. Certes, les résistances à de telles réformes seront considérables de la part des syndicats d’enseignants. Mais si l’avenir de nos enfants est à ce prix, le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?
* Ancien délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle (2008-2012) et auteur du rapport de l’institut Montaigne « L’apprentissage, un vaccin contre le chômage – un plan d’action pour la France tiré de la réussite allemande »