Si je me permets de m'adresser à vous, ce n'est pas en tant que "mathématicien connu" mais que représentant d'une famille qui, comme des millions d'autres, a une dette immense envers l'école telle qu'elle a existé sous les IIIème et IVème Républiques et a perduré tant bien que mal dans les premières décennies de la Vème, avant d'être dénaturée sous les coups de boutoir des réformes. Mes grands-parents étaient ouvriers pour deux d'entre eux, artisan-commerçant pour le troisième, mère au foyer pour la quatrième ; tous avaient commencé à travailler à l'adolescence. Ils gardèrent toute leur vie l'amour de l'école qu'ils avaient connue et une confiance absolue dans cette école pour donner à leurs enfants non seulement l'instruction de base mais aussi la connaissance approfondie des livres, c'est-à-dire des humanités et des sciences, qu'eux-mêmes auraient voulu avoir. Non pas aidés par leurs parents dans leurs études mais encouragés par la confiance absolue de ceux-ci dans leur école, une école qui était digne à l'époque de cette confiance, mes parents furent les premiers dans leurs familles à accéder à des études supérieures. Ils apprirent les lettres, en particulier la littérature française du Grand siècle et, pour mon père, le latin et le grec à un excellent niveau, avant de se tourner vers les sciences et de devenir ingénieurs. Portés par l'amour du savoir qu'une école digne de ce nom avait inspiré à notre famille, mes deux frères et moi avons tous trois suivi des études scientifiques, sans négliger les lettres et non sans avoir appris le latin qui a beaucoup contribué à notre formation ; deux d'entre nous sont devenus des chercheurs reconnus et le troisième professeur en classes préparatoires.
Il y a une douzaine d'années, j'ai été alerté de l'évolution dramatique de l'école d'abord par ce que j'ai entendu dire de l'état des enseignements - et tout particulièrement de celui du français - dans une réunion publique de professeurs consacrée à la défense du latin et du grec. Effaré par les propos entendus, j'ai commencé à mener une enquête personnelle : interroger tous les professeurs que je pouvais rencontrer, étudier les manuels scolaires, examiner les programmes, lire tous les livres de témoignage de professeurs et d'instituteurs qui se publiaient.
Je compris alors que cette école qui avait tant donné à des millions de familles était en train de mourir, apparemment assassinée par ses propres responsables.
Mes interventions publiques sur ce sujet brûlant m'ont valu de recevoir des milliers de messages et de lettres d'instituteurs, de professeurs, de parents ou de grandsparents d'élèves, de responsables d'entreprise et aussi d'étudiants, en particulier d'étudiants d'IUFM me rapportant les propos délirants qui leur étaient tenus par leurs "formateurs" et auxquels ils devaient faire semblant d'adhérer sous peine de ne pas être titularisés.
Le dernier projet en date de réforme du collège a occasionné une nouvelle vague de messages plus désespérés encore, leurs auteurs voyant manifestement dans cette réforme le dernier clou du cercueil de l'école de l'instruction et de la transmission. Certains messages me parviennent de futurs instituteurs en "formation" dans les ESPE et montrent que ceux-ci n'ont rien à envier aux IUFM.
Si je croyais encore que notre République est gouvernée par la raison dont elle se réclame, je vous supplierais, Mesdames et Messieurs les parlementaires et les responsables politiques, de mener chacun une enquête personnelle comme j'avais fait : comparer la manière dont les jeunes de votre entourage écrivent et les lettres d'il y a quelques décennies au moins que vous pouvez retrouver dans les archives familiales ou autres, comparer les programmes, comparer les manuels, interroger les professeurs, interroger des artisans et des techniciens en contact avec des apprentis, interroger des gens simples car - comme vous le découvririez vite - il y a infiniment plus de bon sens en matière d'école chez ceuxci que chez la plupart des "formateurs" des ESPE et des autres "experts" officiels de l'Education nationale.
Une telle enquête personnelle vous permettrait de retrouver le sens que l'école existe pour instruire et transmettre des connaissances, qu'elle doit enseigner des contenus riches, structurés et ordonnés dans des disciplines bien définies, que les enseignements de base - lire, écrire, compter, calculer - sont les plus importants, qu'il faut commencer par apprendre les choses simples, que la maîtrise parfaite du français et de sa structure logique, c'est-à-dire de la grammaire, est indispensable à la pensée et à tous les apprentissages, que l'enseignement de l'Histoire requiert celui de la chronologie, que la connaissance et l'amour du beau s'acquièrent par la fréquentation des grands auteurs, que l'apprentissage poussé du latin et du grec procure à beaucoup d'esprits une formation indispensable à la continuation de la culture française et de sa créativité, que la discipline doit régner à l'école d'abord pour permettre l'enseignement, que l'évaluation des travaux de chaque élève est un moyen pour lui de se repérer et de progresser, que la constitution de classes relativement homogènes est bénéfique à tous, que la reconnaissance des mérites est la meilleure voie de promotion sociale, etc. L'expérience m'a appris qu'il est inutile de continuer à rappeler ainsi des principes de bon sens.
Ils ont d'ailleurs été écrits noir sur blanc dans de nombreux livres publiés ces dernières décennies par des professeurs et instituteurs restés fidèles à la cause de l'instruction et de la transmission, et moi-même les ai développés dans certains textes de conférence ou articles toujours disponbles sur mon site* : si nous ne vivions pas dans une époque de folie, ces principes s'imposeraient aux responsables de l'école sans que personne n'ait besoin de les leur rappeler mais, quand ces responsables n'adhèrent plus spontanément à ces principes, on a beau les leur expliquer encore et encore, ils n'entendent plus. Malheureusement, vous parlementaires et responsables politiques en avez tant fait ou laissé faire en matière d'école depuis quelques décennies que, comme des millions d'autres, je n'ai plus confiance que votre République soit gouvernée par la raison. Je suis profondément désolé d'avoir à vous écrire cela mais je mentirais si je m'exprimais autrement.
Soyez seulement avertis que la morale d'Etat que vous donnez de plus en plus en charge aux écoles d'inculquer en lieu et place d'une véritable instruction et transmission des connaissances ne pourra engendrer chez les millions de victimes de la nouvelle école que le sentiment confus d'avoir été privés des nourritures qui auraient permis à leurs esprits de grandir et de s'épanouir, et donc le ressentiment et la haine.
Sachez également que vous avez tant fait ou laissé faire depuis un demi-siècle que même si les responsables de l'institution scolaire retrouvaient aujourd'hui le bon sens et la raison par un coup de baguette magique, il faudrait plus de temps encore pour remonter la pente qu'il n'en a fallu pour la descendre.
Nous entrons de toute façon dans de sombres temps, qui sont la conséquence des erreurs et des fautes qui ont été commises. Nous aurons besoin de retrouver toute notre intelligence et tout notre courage pour surmonter les épreuves qui nous attendent.
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