Les interrogations qui se multiplient quant au projet de loi sur le Renseignement se trouvent renforcées par une évolution internationale du secteur trop mal connue dans notre pays Depuis la Seconde Guerre mondiale, un accord secret « UK USA » permet aux Etats-Unis de bénéficier d’un échange d’informations et de technologies avec d’autres pays Anglo-Saxons, constituant une alliance de second cercle : la Grande Bretagne, le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande. A partir des années 70 un nouveau cercle s’est constitué, le « Third party nations » rassemblant d’autres pays alliés. La décision d’intégrer la France dans le partenariat du troisième cercle de la NSA a été prise à la Maison Blanche. Le Directeur de la NSA, le « DIRNSA » a demandé à son service des relations internationales, le Foreign Affairs Doctorate (FAD) de gérer le dossier. Un responsable au siège de la NSA suit donc la France, le Country Desk Officer, qui travaille en liaison constante avec le bureau de Paris. En cas de besoin, il est fait appel aux 120 avocats et juristes spécialisés du Secrétariat Général (Office of the general Councel).
Le bureau de la NSA en France est nommé « Special US Liaison Office – SUSLA » suivi de F pour « France » (SUSLAF, pour l’Allemagne le SUSLAG, pour l’Italie le SUSLAI, etc).
A l’ambassade des Etats-Unis à Paris, les responsables du SUSLAF cohabitent avec des spécialistes de l’écoute électronique. Il s’agit d’un groupe du « Special Election Service - SCS », une entité mixte NSA-CIA qui, à partir des locaux diplomatiques américains, a pour mission d’intercepter toutes les communications qu’elle peut. Il a, pour assurer cette mission, installé au sommet du bâtiment de l’avenue Gabriel, une grande tente rectangulaire faite d’une matière plastique qui laisse passer les ondes électromagnétiques. A l’intérieur, une armada d’antennes de tous modèles, de démodulateurs et de serveurs qui permettent d’intercepter et de stocker les interceptions de téléphones mobiles GSM, de faisceaux hertziens et même de liaisons satellites.
Le « MOU,Memorandum Of Understanding » signé entre la DGSE et la NSA est comparable à celui signé avec les autres pays du troisième cercle. Chaque partenaire envoie à l’autre des communications interceptées à partir d’une liste de priorités (Target Office Primary Interest – TOPI) avec le souci de ne pas communiquer des informations concernant des citoyens américains ou français, c’est la procédure dite de « minimisation ».
Dans les faits, la France reçoit de la NSA des technologies, des logiciels, des formations et en échange elle fournit à l’agence américaine des interceptions faites en France et dans les territoires d’Outre-mer. Cet accord ne garantit que formellement le fait que la NSA n’écoute pas les citoyens français puisque rien n’empêche l’agence d’espionner entreprises et particuliers français à partir de points d’accès situés dans d’autres pays partenaires.
L’activité, le type et le volume des échanges entre la NSA et ses partenaires sont étroitement soumis aux priorités données par l’administration américaine. Ces priorités sont consignées dans un document intitulé « SIGINT strategic mission list », c’est-à-dire une « liste des interceptions électroniques prioritaires. » La communauté du renseignement américain fixe 16 priorités, la liste étant révisée tous les six mois.
Dans ces priorités sont distinguées les « Focus area » qui sont absolument prioritaires et les « accepted risks » sur lesquels la surveillance peut ne pas être exhaustive. Dans le secteur de la surveillance politique, Cuba et la Turquie représentent des « focus area », la Côte d’Ivoire et le Bengladesh des « accepted risks ». En ce qui concerne la cyberguerre, les activités chinoises et russes sont prioritaires, celles de la Suède, du Japon et d’Israël secondaires. Les activités des services secrets de la Chine, de la Russie, d’Israël et de la France sont des objectifs prioritaires, celles de Taiwan et de l’Arabie Saoudite sont secondaires. Nous n’avons pas la liste de 2015 mais l’on pourrait parier que Cuba n’est plus une « focus area » et que l’Arabie Saoudite l’a remplacée.
Les bureaux SUSLA des alliés européens, avec l’aide du secrétariat général de la NSA OGC) développent depuis plusieurs années une intense activité pour fournir aux services secrets alliés des conseils juridiques et stratégiques de manière à ce que ce petit monde bénéficie d’une « environnement favorable », c’est-à-dire de lois nationales suffisamment répressives et générales pour ne pas entraver ces activités. L’ hégémonie industrielle et politique des Etats-Unis a tout à craindre de lois instituant des barrières à leur hégémonie. C’est la crainte de ce qui est appelé péjorativement la « balkanisation de l’Internet ».
Dans ce domaine, le lobbying doit être discret, cantonné à quelques interlocuteurs sûrs. Avec un pays considéré comme « difficile » à l’image de la France, les Américains font preuve d’une grande habileté, allant jusqu’à flatter quelques industriels nationaux pour s’en servir comme bras de levier. Grâce à cette action, il y a des dirigeants français pour croire possible la réalisation d’un équivalent tricolore de la NSA, bien entendu en plus intelligent. C’est ainsi que l’appareil militaro-industriel national espère, comme bien d’autres, réaliser des outils numériques spécifiques, des boîtes noires et des algorithmes originaux.
C’est le système bien connu, « NOBUS », abréviation de « Nobody But US », qui souhaite développer un dispositif totalement original dont on serait le seul pays utilisateur. Il y a donc un risque que les entreprises du secteur et leurs commanditaires publics,à l’abri du secret défense,se lancent dans des entreprises hasardeuses qui peuvent perdurer longtemps et constituer un véritable gouffre financier. Personne n’a oublié l’épisode peu glorieux des avions renifleurs.
Le projet de loi français rendra possible ce type de bavures, pérennise notre dépendance envers la puissante NSA et n’assure pas de contrôle effectif quant à la préservation de nos libertés. Nous devrions prendre le temps d’examiner ce qui se passe à l’étranger avant de légiférer dans l’urgence. Ce qui se passe en Allemagne et aux Etats-Unis devrait nous aider à mieux comprendre les risques que notre pays court.
Alors que la chancelière Merkel dispose d’un ministère entier pour suivre l’activité du BDN, elle n’a visiblement jamais su que l’agence réalisait, pour le compte de la NSA, une importante activité de surveillance de gouvernements et d’entreprises européens. Ce déficit est dû au règne du secret et à la confusion des genres. Ainsi, Guido Muller, responsable du Département 6 de la Chancellerie et, à ce titre, chargé de contrôler le BDN, en est devenu le vice-président aussitôt après son mandat de contrôleur des services spéciaux.
Aux USA les élus disposent de deux commissions spécialisées aux pouvoirs étendus entièrement dédiées au contrôle des services de renseignements. Pourtant, malgré l’existence de programmes de surveillance massive constituant une violation flagrante de la Constitution américaine, les commissions parlementaires sont restées inertes.
Il a fallu attendre la publication des documents révélés par Snowden pour que les élus se réveillent d’une sieste qui tient sans doute à la dimension secrète et institutionnelle de leurs activités. En moins de deux ans, dixneuf propositions de réformes ont été introduites, une commission d’enquête du Sénat a révélé l’absence de toute efficacité de la NSA dans la prévention et la répression du terrorisme. Un groupe de réflexions mandaté par Obama est arrivé aux mêmes conclusions, soulignant également l’illégalité du programme de surveillance massive.
Ainsi ce ne sont pas les outils nombreux et puissants de contrôle interne qui ont assuré la transparence nécessaire, mais les révélations d’un lanceur d’alerte affuté.
Combien sont-ils, parmi nos élus, ceux qui ont assez d’informations et de capacité d’analyse pour mesurer les conséquences d’une loi dangereuse qu’ils s’apprêtent à voter ?
L’indignation des associations de défense des libertés suffira-t-elle à renverser le rapport de force ? Rien n’est moins sûr, même s’il faut tout tenter pour que cette insupportable surveillance mondiale soit d’urgence limitée par la coalition des citoyens soucieux de leurs libertés et des ingénieurs responsables.
*Auteur de « L’affaire Snowden, comment les Etats-Unis espionnent le monde » - Editions La Découverte La loi sur le Renseignement et les Etats-Unis.