“Au quotidien, des cabinets privés conseillent l’Etat sur sa stratégie, son organisation et ses infrastructures informatiques. Peu connus du grand public, ils s’appellent Accenture, Bain, Boston Consulting Group (BCG), Capgemini, Eurogroup, EY, McKinsey, PwC, Roland Berger ou encore Wavestone et emploient près de 40 000 consultants en France” détaille la rapporteur qui parle d’un « phénomène tentaculaire ».
Après quatre mois d’enquête et de nombreuses auditions menées dont celle de plusieurs ministres, la rapporteure n’a donc pu que constater pour le déplorer « le recours massif et croissant aux cabinets de conseil » ces dernières années. Reconnaissant de bonne grâce que cette pratique ne date pas de ce quinquennat, le rapport pointe son accélération entre 2018 et 2021 comme le confirment les données de la direction du budget : « les dépenses de conseil des ministères ont plus que doublé, avec une forte accélération en 2021 (+45 %) ». « Les cabinets de conseil sont intervenus dans la plupart des grandes réformes du quinquennat, renforçant ainsi leur place dans la décision publique » affirme la rapporteure. Eliane Assassi a pu voir au fil de la mission que le recours aux consultants constituait aujourd’hui « un réflexe » ; les cabinets sont sollicités pour leur expertise même lorsque l’Etat dispose déjà de compétences en interne. En raison de leur force de frappe (réactivité et mobilisation rapide), les cabinets peuvent être aussi « appelés à la rescousse » lorsque le gouvernement est mis en difficulté sur un sujet. Un atout parfois générateur de dépendances.
Ce recours massif aux consultants n’est évidemment pas sans effet sur le budget de l’Etat. L’élue de Seine-Saint-Denis s’est agacée du « pognon de dingue » dépensé par l’Etat en prestations de conseil : En 2021, les dépenses de conseil de l’Etat au sens large ont dépassé le milliard d’euros dont 893,9 millions pour les ministères et 171,9 millions pour un échantillon de 44 opérateurs. Et encore « Il ne s’agit que d’une estimation minimale » insiste la sénatrice qui précise que la Commission d’enquête n’a interrogé que les opérateurs dont le budget était le plus important (Pôle emploi, Caisse des dépôts et consignations, etc.), soit 10 % des opérateurs. Devant la commission d’enquête, Amélie de Montchalin à l’époque ministre de la Transformation et de la Fonction publique assurait pourtant droit dans les yeux que sur la période 2018-2020, « Les dépenses ont été en moyenne de 145 millions d’euros [par an] » et que ces budgets étaient restés stables pendant le quinquennat. Erreur de calcul visiblement. Pour en finir avec l’opacité, la commission d’enquête recommande justement de publier chaque année, en données ouvertes, la liste des prestations de conseil de l’Etat et de ses opérateurs, ce qu’elle a d’ailleurs fait sans attendre avec ce rapport en publiant en open data la liste des 945 missions de conseil réalisées à la demande des ministères entre 2018 et 2021.
Un milliard d’euros
Si le coût est un souci, la rapporteure s’interroge également sur la qualité des prestations : « leurs livrables - ces documents produits par les cabinets tout au long de la mission – ne donnent pas toujours satisfaction » et sont « de qualité inégale » juge-t-elle. Et de citer certaines évaluations de la DITP qui « font état d’un manque de culture juridique et plus largement du secteur public », « d’une absence de rigueur sur le fond comme sur la forme », même si les consultants étaient « des personnes de bonnes compagnies ». La DITP s’étonne aussi de la « juniorité » de certains consultants qu’elle demande à remplacer parce que n’étant « pas au niveau ». Voilà qui est dit ! La sénatrice s’étonne aussi parfois qu’aucune suite tangible ne soit donnée à ces prestations, comme lorsque McKinsey est intervenu en 2019 et 2020 à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) pour préparer la réforme (avortée) des retraites pour un coût de 957 674,20 euros. Ne parlons pas des 496 800 euros pris par McKinsey encore pour l’organisation d’un colloque sur l’avenir du métier d’enseignant finalement annulé et dont le ministère, cerise sur le gâteau, précise « qu’il n’est pas possible de déterminer les conséquences directes » du rapport des consultants, ou de la prestation de BCG et EY (558 900 euros) pour une convention elle aussi finalement annulée. Pour la commission d’enquête, il ne serait donc pas anormal d’évaluer « systématiquement » les prestations de conseil et d’appliquer « des pénalités lorsque les cabinets ne donnent pas satisfaction ».
Autre point litigieux soulevé par la sénatrice, l’encadrement déontologique du travail de ces cabinets. « Si des règles existent, l’intervention des cabinets de conseil peut [… ] légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie » comme l’a d’ailleurs indiqué en audition Didier Migaud, président de la HATVP. Plusieurs risques déontologiques ont ainsi été identifiés par la commission d’enquête : les conflits d’intérêts, les cabinets conseillant simultanément plusieurs clients ; la porosité, lorsque les cabinets recrutent d’anciens responsables publics. Un « pantouflage » qui est une réalité tangible pointée par la sénatrice qui rappelle que « parmi les 22 profils proposés » par le BCG et EY, « 6 sont d’anciens responsables publics de haut niveau (dont un conseiller économique à l’Elysée et un ancien conseiller du secrétaire d’Etat à l’industrie) ». Le rapport pointe les interventions à titre gratuit (pro bono) pour l’administration et qui concernent surtout le secteur économique, avec deux principaux bénéficiaires : l’Elysée (sommet Tech for good et Choose France) et Bercy. Le Sénat met en garde contre ce qu’il appelle le « pied dans la porte » et voudrait que ces interventions soient réservées aux seuls secteurs non marchands (humanitaire, culture, social, etc.).
Une absence de visibilité
Eliane Assassi s’est encore inquiétée de l’opacité des prestations. Elle s’étonne notamment d’une pratique dite « behind the scene » constituant à masquer l’intervention des cabinets qui n’apparaissent que peu sous leurs couleurs et dont les conseillers sont intégrés aux équipes du ministère. Cela s’est beaucoup vu pendant la crise sanitaire. La sénatrice s’est par exemple émue du fait que des conseillers aient pu avoir une adresse électronique avec le nom de domaine du ministère ou encore que le cabinet n’ait pas utilisé son propre logo pour rédiger ses livrables mais celui de l’administration. « Ces méthodes de travail renforce l’opacité des prestations de conseil car elle ne permet pas de distinguer l’apport des consultants de celui de l’administration ». « Cette absence de visibilité peut alimenter un sentiment de défiance en particulier chez les agents publics » regrette la sénatrice communiste. Aussi, face à cette réalité, le Sénat demande d’interdire aux cabinets d’utiliser le logo de l’administration dans leur livrables et de présenter les prestations de conseil dans le bilan social unique, « pour permettre aux représentants des agents publics d’en débattre ».
Au-delà de tout ça, ce qui inquiète tout particulièrement la Commission, c’est bien la question d’influence sur la prise de décision publique qui au final lui semble « avérée ». Main sur le cœur, tout au long des auditons, ministres, administrations et cabinets de conseil ont assuré que « l’autorité publique décide en responsabilité. Les cabinets de conseil n’ont aucune influence sur la décision ». En opération déminage, quinze jours après la publication du rapport, en conférence de presse convoquée en urgence avant la présidentielle, les ministres Montchalin et Dussopt ont fermement rappelé qu’« aucun cabinet de conseil n’a décidé d’aucune réforme, la décision revient toujours à l’Etat ». Une affirmation sérieusement mise en doute par la sénatrice. « Le gouvernement continue de minimiser l’influence (avérée) des cabinets de conseil sur les politiques publiques » a alors rétorqué via un communiqué la commission d’enquête. ■
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