“Le sieur de Kerguelen est instruit qu’il y a toute apparence qu’il existe un très grand continent dans le sud des îles de Saint-Paul et Amsterdam, et qui doit occuper une partie du globe, depuis les 45 degrés de latitude sud, jusqu’aux environs du pôle, dans un espace immense où l’on n’a point encore pénétré.” L’ordre de mission est de la main de l’abbé Terray, ministre de la Marine du roi Louis XV. Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec embarque alors à bord de La Fortune et du Gros ventre avec pour objectif de découvrir le « Troisième Monde », ce mythique continent austral, la Terra australis incognita dont on parle depuis l’Antiquité. A la même période, Marc Joseph Marion du Fresne se voit confier une mission identique. En 1772, l’un et l’autre découvriront des terres nouvelles (Kerguelen et Crozet) qui permettront à la France de posséder le deuxième domaine maritime au monde juste après les Etats-Unis.
Le 12 février 1772, la présence de « beaucoup d’oiseaux » alerte le Breton Yves Joseph de Kerguelen. Une terre n’est pas loin. D’abord « une petite île » (aujourd’hui île de la Fortune) et le lendemain « un gros cap très élevé » et « une continuation de terres qui s’étendaient à toutes vues ». Nous y voilà ! Ordre est donné d’en prendre possession – Boisguéhenneuc, un des officiers dépose une bouteille avec un parchemin attestant de la prise de possession. Mais pressé d’annoncer au roi la découverte de « France Australe » (C’est James Cook qui en 1776 de passage sur les îles la baptisera du nom de Kerguelen), le Chevalier de Kerguelen ne prendra pas la peine de descendre à terre ni d’en faire le tour. Mauvaise idée. A son retour en France, le Breton est félicité, honoré. Décoré de l’Ordre de Saint Louis, il grimpe les échelons sans coup férir et passe devant quatre-vingt-six officiers au tableau d’avancement. « Le nouveau Christophe Colomb » triomphe. Pas pour longtemps. Un second voyage de Kerguelen douche les espoirs français. Le continent convoité n’est qu’un archipel guère plus grand que la Corse. La déception est grande, l’humiliation aussi. Yves Joseph de Kerguelen est dégradé, radié de la Royale et condamné à six ans de citadelle. Le Breton se rattrapera sous la Révolution en devenant amiral de la République. Quelque peu méprisées, Les Kerguelen retombent dans leur quasi anonymat – elles seront terres de chasse pour les baleiniers et phoquiers d’Europe et d’Amérique.
Il faut attendre 1893 pour que la France réaffirme ses droits sur l’archipel avec l’envoi sur ordre du président Sadi-Carnot de l’aviso Eure. Il s’agit aussi de répondre aux provocations allemandes d’annexion. Des tentatives d’exploitation privées sont également lancées mais sans succès. En 1897, le député Girault, un ancien communard, dépose une proposition de loi « ayant pour objet de substituer aux colonies pénales actuelles les îles de Kerguelen ». L’idée du bagne ne sera pas retenue mais elle persiste encore aujourd’hui dans l’esprit de quelques-uns comme celui du député Nicolas Dupont-Aignan qui aurait aimé faire des Kerguelen « un Guantanamo contrôlé » et démocratique pour y envoyer des djihadistes.
Aux Kerguelen, le temps s’écoule. Au début du XXème siècle, quelques explorateurs et scientifiques y font escale. En 1924, l’archipel des Kerguelen et l’île Crozet sont rattachés administrativement à Madagascar. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, des navires allemands y font relâche. Mais en 1949, au Palais Bourbon, on s’inquiète enfin de ce quasi abandon et des risques qu’il pourrait y avoir de perdre notre domination sur ces terres lointaines. Les députés votent alors à l’unanimité une résolution « tendant à inviter le Gouvernement à affirmer et matérialiser les droits de souveraineté de la France sur les îles australes, notamment l’archipel des Kerguelen, et à y envoyer dans les délais les plus brefs une mission économique, scientifique et militaire ». Ce sera chose faite fin 1950 – François Mitterrand est ministre des colonies - avec la construction de la base de Port-aux-Français, toujours en activité et dans laquelle se relaient régulièrement scientifiques et militaires. Avec la loi du 6 août 1955, l’administration des TAAF (Terres Australes et Antarctiques Françaises) est créée. Elle regroupe les îles Crozet, les îles Kerguelen, les îles Amsterdam et Saint Paul, la Terre Adélie et les îles Eparses depuis 2007. Kerguelen, en tant qu’archipel principal, constituait alors le district naturel d’accueil et Port-aux-Français serait devenu la capitale administrative du territoire. Ce transfert n’a jamais eu lieu et en 1996, le gouvernement français décida de fixer le siège sur l’île de La Réunion.
Aujourd’hui, Crozet et Kerguelen sont au cœur des enjeux environnementaux. En 2019, les îles ont été reconnues internationalement pour la richesse de leur biodiversité, et leur rôle de sentinelle par un classement au Patrimoine mondial de l’Unesco.
« Réhabilitons Kerguelen : s’il n’a pas découvert de continent nouveau, il a doté la France d’un empire aquatique aux multiples enjeux, halieutiques, scientifiques et stratégiques, conclut l’historien Bruno Fuligni (voir encadré). Sans les 2 300 000 km2 d’étendues océaniques que contrôlent aujourd’hui les TAAF, le domaine maritime français ne serait pas le deuxième au monde, juste après celui des Etats-Unis. Les îles âpres et sauvages qu’il a découvertes n’ont pas seulement fasciné Jules Vernes et Valery Larbaud, elles constituent peut - être un gage de sérieux pour l’avenir ». ■
L’argot des manchots
Petit lexique en usage dans les Terres australes et antarctiques françaises. De Bruno Fuligni – Editions Hémisphères - 80 pages + cahier couleurs 32 pages
Habitées par des scientifiques, techniciens et militaires renouvelés périodiquement, les TAAF sont dépourvues de population permanente. Elles n’en ont pas moins sécrété un langage spécial, le taafien, transmis d’hivernage en hivernage par les hôtes de cette étonnante France australe. Le taafien pourtant n’est pas une langue autonome du français, dont il conserve la grammaire et la syntaxe. Avec ses acronymes, sigles et abréviations, il peut sembler de loin une sorte de jargon administratif ou de langage professionnel. « Toutefois, l’humour et l’inventivité des hivernants lui ont aussi conféré une humanité singulière, une force poétique, évocatrice de métiers bizarres et de paysages mystérieux » souligne l’auteur. « De ces mots venus du froid émane une poésie propre ». On trouvera ici le premier lexique complet de la taafophonie, augmenté d’un cahier de photographies, autre écho poétique à ces terres lointaines. « Dans les TAAF, en effet, on manipe, on godonne, on se garotte, on élingue et on slingue, on s’ensouille et se désensouille : tel est le quotidien de l’Adsup, du Disker, du bib et des bibous, du bout’d’chou et du popchat, du cinoc et du copec, du mammintro, des partex, des Réus et autres manchots ou skuas qui vivent là-bas, dans leurs Fillods – au milieu des pachas, des plonplons, des chiochios et des cracoulalas... ».