Un conflit de haute intensité ne peut plus être exclu. La guerre en Ukraine semble le démontrer. Mais la France est-elle prête pour ce type de conflits ? C’est la question que se posent les députés Patricia Mirallès (LREM) et Jean-Louis Thiériot (LR), co-auteurs d’un rapport sur la préparation à la haute intensité*. Dans ce rapport largement documenté et sans remettre fondamentalement en cause notre modèle d’armée « cohérent », les deux élus pointent toutefois plusieurs déficits capacitaires dont souffrent aujourd’hui les forces françaises. Pour les combler « il faut évidemment un effort budgétaire accru » estiment alors les co-rapporteurs. Et ces efforts financiers consentis serviront alors à moderniser nos armées pour leur permettre de s’adapter aux menaces nouvelles. Le rapport préconise notamment d’augmenter le nombre d’avions de chasse et le nombre de frégates mais aussi d’investir dans la robotisation, l’intelligence artificielle, les drones, l’espace, sans oublier le service de santé des armées. « Ce qui se produit en Ukraine (...) renforce notre jugement. La haute intensité est une hypothèse crédible et nous devons nous y préparer car le meilleur moyen d’éviter la guerre est de s’y préparer » conclut avec justesse Patricia Mirallès.
Votre rapport est publié en même temps que la guerre en Ukraine est déclenchée. Les faits semblent déjà donner raison à votre constat sur la résurgence de combats de haute intensité entre puissances. Mais au juste qu’entendez-vous par haute intensité ? Qu’est ce qui caractérise ces conflits ? Quelles peuvent en être les causes ?
La définition en est donnée très clairement dans la définition du concept d’emploi de nos forces : « un conflit de haute intensité s’entend comme un affrontement extrême des volontés politiques, provoqué par le franchissement – volontaire ou non – du seuil de tolérance d’un des protagonistes en regard d’enjeux majeurs, voire jugés existentiels. S’exerçant en différents domaines, la confrontation dépasse le strict périmètre des armées et peut nécessiter la mobilisation durable de nombreuses ressources. Un tel affrontement peut générer des pertes humaines, matérielles et immatérielles élevées pour la nation. Sur le plan tactique, la haute intensité est une confrontation très violente et soutenue entre forces, dans tous les champs et milieux, et susceptible d’entraîner une attrition importante »
Le concept ne doit pas être confondu avec l’hypothèse d’engagement majeur (HEM) qui prévoit le déploiement de 25 000 hommes avec un préavis de 6 mois et la faculté pour la France d’être nation cadre. La haute intensité implique en plus la fin du confort opératif que nous connaissons aujourd’hui avec la remise en cause de la supériorité aérienne, l’ampleur des brouillages électromagnétiques et GPS, l’ampleur des pertes en hommes et en matériel, l’incertitude quant à la durée et à l’issue de la confrontation et une population à la fois victime et instrument de la guerre, notamment informationnelle.
Les causes peuvent être nombreuses. La crise en Ukraine, par exemple, dans l’hypothèse d’un engagement de l’OTAN à la suite d’une violation de frontière ou une des frappes accidentelles dans des opérations navales sur le modèle de ce qui s’est passé avec la Turquie lors de l’illumination radar de la frégate Courbet par un navire Turc - dans le cadre du contentieux sur l’exploitation des ressources autour de Chypres - pourraient être des éléments déclencheurs d’un conflit de haute intensité. Le point commun des différentes causes est la confrontation avec des puissances étatiques de taille mondiale ou régionale faisant un usage désinhibé de la force.
Quels étaient jusque-là les types d’engagements de nos forces armées ?
C’étaient des engagements asymétriques, à dominante expéditionnaire, avec un format d’armées taillé pour ce type d’engagement. Si le combat en lui-même pouvait être très intense et parfois meurtrier, la supériorité aérienne et technologique ne laissait guère de doute sur l’issue militaire au niveau tactique.
Ce modèle expéditionnaire rappelle celui du Second Empire qui de la Crimée au Mexique en passant par l’Algérie s’était spécialisé dans les interventions lointaines. En 1870, nos armées l’ont payé très cher face à la Prusse qui se préparait à une guerre intense sur le continent européen.
Y’a-t-il une prise de conscience en France de cette évolution des conflits telle que vous l’envisagez ?
Dans les armées, le sujet est sur la table depuis des années, en France mais aussi aux USA ou en Grande-Bretagne. Avant le début de ce quinquennat, le major général des armées avait produit un rapport à usage interne sur la guerre de haute intensité et à chaque audition devant la commission défense les chefs d’état-major des trois armées et le CEMA alertent régulièrement les parlementaires depuis des années. Le concept stratégique du CEMA de gagner la « guerre avant la guerre » dans le cadre du triptyque « compétition, confrontation, affrontement » intègre la menace croissante de conflit de haute intensité. Mais c’est un débat qui ne dépassait guère le cercle des spécialistes. Les évènements en Ukraine l’ont évidemment mis sur le devant de la scène et ont contribué à donner à la mission parlementaire que j’ai conduite avec ma collègue Patricia Mirallès un retentissement qu’elle n’aurait évidemment pas eue. Mais la mission a été décidée à l’été avant même que les bruits de bottes ne fussent trop prégnants. L’ampleur du réarmement mondial et de l’usage désinhibé de la force en Géorgie, en Crimée ou en Syrie en faisait déjà une source de préoccupation.
Maintenant la question qui se pose est de savoir si la France est prête ?
Le problème est clairement identifié. Le choix d’un modèle d’armée complet, cohérent et crédible qui préside à l’actuel Loi de programmation militaire (LPM) va dans le bon sens. La difficulté actuelle tient au fait que le format visé est le modèle d’armée 2030. D’ici là des trous capacitaires demeurent et demeureront. Pour les combler, il faut évidemment un effort budgétaire accru, sachant que la LPM actuelle a réservé aux 3 prochaines années le principal effort. Nos armées restent échantillonnaires : de tout, de qualité, mais en nombre insuffisant. Aujourd’hui, il nous faut réinventer la masse en matériel.
Ne sombrons pas pour autant dans un pessimisme noir : notre armée reste la première d’Europe avec un culture stratégique d’emploi, un conflit de haute intensité serait très probablement conduit en coalition et nos compétiteurs stratégiques, comme la Russie, souffrent visiblement de difficultés en matière de stock de munitions. La guerre de haute intensité pourrait très bien prendre le visage d’une première phase en haute intensité, suivi d’une phase plus ou moins stabilisée avant une nouvelle flambée dépendant de la capacité de chaque acteur à remonter en puissance. Quand nos intérêts vitaux sont en jeu, la dissuasion demeure notre assurance-vie.
Dans votre rapport vous pointez plusieurs trous capacitaires de nos armées ? Quels sont-ils ?
Pour l’armée de l’Air : augmenter le parc Rafale, le transport stratégique, les avions ravitailleurs (MRTT) et peut être développer une capacité en matière d’hélicoptères lourds.
Pour l’armée de Terre : lutte antiaérienne basse couche, frappe dans la profondeur (artillerie et lance-roquette multiple), capacité de minage bréchage, guerre électronique, maintenance sur le champ de bataille, renouvèlement du segment lourd (chars de combat) pour lequel on voit mal comment il serait possible d’attendre le MGCS.
Pour la Marine : amélioration de l’armement de nos navires en augmentant le nombre de tubes, remise à niveau en temps réel des moyens de guerre électronique, augmentation de nombre de navire de premier rang (au moins18 frégates), effort mis sur les forces de souveraineté pour libérer des capacités et éviter la contestation de nos Outre-Mer et de leurs ZEE (patrouilleurs et European patrol Corvet à acquérir), développement des drones sous-marins, des moyens de lutte anti mines et des outils de grande profondeur pour améliorer la protection des câbles sous-marins.
Ces efforts devront être accompagnés d’une attention particulière pour le cyber et le spatial en mettant l’accent sur la résilience en partenariat avec les opérateurs privés. Enfin le SSA devra être musclé et la coordination avec les hôpitaux civils mieux assurée.
Face à ces combats de haute intensité de plus en plus probables, quelles sont vos préconisations ?
Notre doctrine est saine. Rien ne sert de revoir notre modèle d’armée. L’enjeu est essentiellement budgétaire pour que la France redevienne une puissance stratégique de premier ordre.
A court terme, il faut recompléter notre stock de munitions, augmenter nos capacités d’entraînement et notre MCO pour permettre à nos forces d’exploiter au mieux les moyens dont elles disposent déjà. Nous estimons ce besoin à 6 milliards d’euros. A plus long terme, c’est atteindre les objectifs du modèle d’armée 2030 qui supposent, outre le respect des marches à 3 milliards de la LPM et le besoin urgent en matière de munitions environ 60 à 80 milliards complémentaires d’ici 2030.
Par ailleurs, il faut améliorer la résilience de la nation en musclant les réserves - il faudrait multiplier par 3 ou 4 le nombre de réserviste sous ESR pour atteindre 200 000 hommes -,en redonnant vie au concept de défense opérationnel du territoire main dans la main avec la gendarmerie, et en s’appuyant sur le concept de défense de l’ordonnance de 1959 qui intègre la défense stricto sensu, mais aussi la BITD (base industrielle et technologique de défense), les industries stratégiques, l’indépendance énergétique et alimentaire, bref les éléments de souveraineté qui seuls permettent de tenir dans la durée.
On a souvent dit que la défense était la variable d’ajustement des budgets. Est-ce toujours le cas et que faudrait-il faire pour donner à nos armées la capacité à durer ?
Nous sommes à l’heure du « quoiqu’il en coûte de la défense ». Il aurait mieux valu engager le réarmement massif de la France en 1936 que de connaître Sedan en 1940. La défaite n’a pas été causée par les seuls problèmes matériels, mais d’abord par une faillite de la doctrine et du commandement. Mais l’expérience doit nous instruire. Aujourd’hui, c’est l’Ukraine qui nous rappelle combien la paix est fragile. L’effort inouï de 100 milliards d’euros annoncé par l’Allemagne aussi. A nous de faire aussi bien.
Avec cette crise, on reparle de cette chimère de la défense européenne. Quel regard portez-vous sur cette question ? Une défense européenne pour quoi faire et sous quel commandement ?
En soi, elle serait souhaitable. Mais comme chacun sait, la « guerre est continuation de la politique par d’autres moyens ». Faute de vraie politique commune, la seule chose que nous puissions faire est d’améliorer le pilier européen de la défense collective. Cela ne peut se faire qu’avec l’OTAN, tant l’Alliance est vécue par nos partenaires comme la seule garantie à laquelle ils croient vraiment. Développons tout ce qui peut contribuer à l’« autonomie stratégique européenne » par des coalitions ad hoc ou des structures communes. Mais ne nous faisons pas d’illusions. La boussole stratégique européenne qui est une réelle avancée n’accouche, in fine, que de la création d’une force de réaction européenne de 5000 hommes, dont le caractère opérationnel reste à prouver. La défense de l’Europe restera celle des armées nationales.
Quant à la BITD européennes, nos alliés allemands ne donnent guère de bons signaux. On aurait préféré qu’une semaine après l’annonce du fond à 100 milliards, ils n’annoncent pas l’achat de F35 américain ou leur intention de se tourner vers le projet américain THAAD pour leur défense antiaérienne concurrent du projet européen MEADS de MBDA.
Les marges de progression sont immenses et la défense européenne, autonome et découplée de l’OTAN, demeurera une chimère, surtout si elle est brandie comme un totem, sans contenu réelle.
Pensez-vous enfin que la défense soit une question suffisamment traitée par les candidats à la présidentielle ?
Hélas non. C’est encore trop affaire de spécialistes. Cependant l’actualité amène tous les candidats à prôner peu ou prou un renforcement des efforts consentis. Cette unanimité pourra être utile plus tard. ■
*Rapport d’information n° 5054 en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité de Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot.