“Nous devons agir”. Avec la deuxième zone économique exclusive au monde, la France ne peut pas rester sur le rivage, observant de loin ce qui se déroulerait dans ce champ d’action que représente les fonds marins.
« Nouvel espace de compétition stratégique », les abysses ne sont en effet aujourd’hui connus avec précision qu’à 20 %, « au-delà de 2000 mètres, presque tout reste à explorer » indiquait Florence Parly, alors ministre des Armées, le 14 février dernier (1). Rappelons par exemple que seules 7 personnes sont descendues dans la fosse des Mariannes, le point le plus profond de la terre (près de 11 000 mètres), alors que 12 personnes ont posé le pied sur le sol lunaire. Et pourtant il peut s’en passer des choses à 6000 mètres de profondeur.
Au même titre que l’espace exo-atmosphérique, le cyberespace et la sphère informationnelle, les fonds marins constituent un nouveau champ de conflictualité qui ont en commun d’être complexes, marqués par des logiques de puissance comme déjà la Russie, la Chine, les Etats-Unis, l’Inde et le Japon, et propices au déploiement des modes d’actions hybrides et souvent difficilement attribuables du fait de leur spécificité. Et si les espaces maritimes sont régis par un corpus de normes juridiques internationales au premier rang desquelles se trouve la Convention de Montego Bay qui stipule que les droits des Etats s’amenuisent à mesure que l’on s’éloigne de la côte, « au cours des dernières années, certains Etats ont développé des interprétations extensives de la Convention, à des fins d’appropriation des ressources (minières, biologiques ou fossiles) ou d’espaces maritimes au regard de la situation géopolitique de la zone » souligne le ministère des Armées. Florence Parly a pour sa part parlé dans son discours de manœuvres qui « bousculent le cadre juridique, ce qui entraîne de nombreux contournement du droit ».
Ainsi, la maîtrise des fonds marins revêt pour la France de multiples enjeux. Il s’agit notamment de veiller à ses ressources (minières, fossiles et biologiques) qu’il convient de connaître et surtout de protéger en vue d’une exploitation future. « Ce qui n’est pas protégé finit toujours par être pillé et contesté ». Notre présence affirmée dans les abysses doit aussi permettre de garantir la liberté d’action de nos forces face à des stratégies de surveillance et d’interdiction sous-marine potentiellement déployées depuis les fonds marins. Autre enjeu et pas des moindres, celui de protéger les infrastructures sous-marines comme les câbles de communication et de transport d’énergie (électricité, gaz, pétrole). Sur les quelques 450 câbles sous-marins de communication actuellement en service (99 % des échanges de données numériques intercontinentaux), « soit 1 300 000 kilomètres de câbles, plus de trois fois la distance entre la Terre et la Lune » note le ministère, 51 sont reliés au territoire national (27 en métropole et 24 en outre-mer). Mais cette connectivité des territoires via des câbles sous-marins peut se révéler fragile et avoir de graves conséquences en cas d’atteintes malveillantes ou de coupures accidentelles. « En 2008, la coupure accidentelle de trois câbles sous-marins en Méditerranée avait engendré d’importantes perturbations des liaisons télécoms entre l’Europe, l’Asie et le Proche-Orient » a ainsi rappelé la ministre. Autre illustration de cet enjeu, la détérioration suspecte de deux câbles au large de la Norvège fin novembre 2021 ; le premier servait aux forces armées norvégiennes et l’autre était utilisé par Space Norway pour desservir un parc d’antennes satellites. Si aucun coupable n’a été identifié, la Russie est évidemment fortement suspectée.
Assurer la protection de nos intérêts militaires et industriels
Il s’agit enfin d’assurer la protection de nos intérêts militaires et industriels. Alors que de plus en plus d’Etats mais aussi d’acteurs privés engagent d’importants moyens d’investigation et d’intervention permettant la récupération d’informations ou d’objets sensibles à de très grandes profondeurs, cette capacité ne peut rester éloignée de nos préoccupations souligne-t-on au plus haut niveau. La révélation a été vécue de façon frappante en 2019 avec la localisation de l’épave du sous-marin La Minerve que la France cherchait depuis cinquante ans et qui a été trouvée en seulement quelques jours par une entreprise américaine dépêchée au large de Toulon par le Ministère. Des capacités qui apparaissent aussi intéressantes pour aller récupérer un aéronef porteur de données et d’équipements ultra-sensibles qui a coulé en mer. Les Etats-Unis qui ont perdu récemment deux avions, l’un en Mer de Chine et l’autre en Méditerranée se sont lancés dans une course effrénée pour les récupérer avant la Russie entre autres nations. Pour la ministre, « il n’est donc pas utile d’expliquer tout l’intérêt opérationnel, industriel et technologique d’une telle capacité à investir les grands fonds ».
Une ambition pour les grands fonds portée par « France 2030 »
« La réponse à ces différents défis passe par une ambition nationale forte visant à garantir notre liberté d’action et à renforcer notre autonomie stratégique en tirant parti des opportunités technologiques industrielles et des coopérations afférentes » a défendu Florence Parly. Une « stratégie de maîtrise des fonds marins » qui s’articulera autour de trois fonctions « connaître, surveiller et agir ». Pour autant, « la Marine nationale n’a pas attendu aujourd’hui pour connaître, surveiller et agir » a tenu à préciser le chef d’Etat-major des Armées, le général d’armée Thierry Burkhard. Il reconnaît toutefois que « nos forces n’évoluent seulement qu’à quelques centaines de mètres de profondeur ». C’est bien cela qui devrait changer d’ici 2025. Si la Royale dispose déjà de capacités de guerre des mines et d’hydro-océanographie, pour élargir ses capacités d’investigation et d’action jusqu’à 6000 mètres de profondeur, la France a donc décidé de se doter de capacités militaires exploratoires des grands fonds. Mais « agir vers et depuis les fonds marins reste aujourd’hui réservé à quelques pays, car cela nécessite pour partie une technologie de pointe que peu d’industries possèdent. Nous sommes donc aujourd’hui à un tournant, et il est nécessaire de s’y lancer à pleine vitesse et de motiver encore plus notre industrie à prendre le virage des drones et des robots sous-marins profonds. Nous en avons la capacité » a insisté la ministre. Dès cette année, « nous devrions obtenir une première capacité exploratoire constituée d’un drone de surveillance AUV (véhicule sous-marin autonome) et d’un robot d’action ROV (véhicule opéré à distance) capables d’évoluer à très grande profondeur » a indiqué le CEMA.
Aujourd’hui, et sans enveloppe budgétaire énoncée, cette stratégie s’inscrit toutefois dans l’ambition pour les grands fonds marins portés par le Plan d’investissement « France 2030 » sur lequel elle s’appuiera pour développer les synergies qui peuvent l’être a indiqué Florence Parly qui entend également s’appuyer sur une synergie avec les autres ministères et organismes concernés comme le Comité interministériel de la mer pour donner un élan à sa stratégie des fonds marins.
« L’accès aux fonds marins, notre capacité à défendre et à investir l’immensité des océans sont une condition de notre liberté d’action. C’est aussi une condition de notre puissance économique ainsi que de notre dissuasion » a conclu la ministre, appelant tous les acteurs concernés à « investir ce nouveau champ, avec le même esprit de conquête que celui qui a animé les pionniers de l’exploration sous-marine ». Reste à savoir si le nouveau ministre suivra cet objectif. ■
1. 361 millions de km2, c’est la surface des fonds marins. 2 % sont connus avec une précision métrique. La profondeur moyenne des fonds marins est de 3800 m. 75 % des fonds marins se situent à des profondeurs supérieures à 3000 m.