*Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre sont grands reporters à L’Obs.
Le marché de la panique
12 mars 2020, prise de parole d’Emmanuel Macron à la télévision. « Notre pays fait face à la propagation d’un virus. Le Covid-19 a déjà touché plusieurs milliers de nos compatriotes ». Le président se veut néanmoins rassurant : « Durant plusieurs semaines, nous avons préparé, agi ». Il est toujours intéressant de confronter les discours aux faits. Car, en coulisses, ce même 12 mars, le ministère de la Santé signe un contrat avec le cabinet Citwell. Malgré son nom à consonance anglo-saxonne, cette société a été créée en 2004 par le Français Laurent Penard, un ingénieur centralien, qui a fait toute sa carrière dans le conseil en approvisionnements, la supply chain comme on dit en anglais. C’est à lui qu’Olivier Véran confie la mission de venir en aide à Santé publique France, l’agence gouvernementale chargée des questions sanitaires. Objectif : connaître l’état des stocks de masques en France.
Un deuxième contrat suit six jours plus tard, le 18 mars, toujours pour les masques, puis un troisième, le 24 avril, incluant cette fois tous les équipements de protection individuelle (gants, lunettes, charlottes, etc.). Puis un quatrième, le 18 juin, pour les médicaments.
Et cela continue ainsi, à raison d’un contrat tous les deux mois. En tout, Citwell va toucher 6,7 millions d’euros. « Nous n’avions pas le choix : il n’y avait pas d’expert de la logistique au ministère de la Santé et il fallait faire vite », justifie un ancien conseiller de Matignon. [… ] En juillet 2020, le ministère de la Santé doit faire appel à un deuxième spécialiste des approvisionnements, le groupe JLL (Jones Lang LaSalle), coté à la Bourse de Chicago, chargé du suivi logistique et de la distribution des équipements individuels de protection à partir de la rentrée de septembre. Dans la foulée arrive un troisième cabinet, Roland Berger, une société allemande bien implantée en France auprès des pouvoirs publics. Roland Berger va apporter son expertise pour l’approvisionnement et la distribution des produits de santé auprès de la « cellule de crise interministérielle logistique – moyens sanitaires ». Celle-ci vient d’être créée par le ministère de la Santé pour chapeauter l’agence Santé publique France, que le gouvernement ne juge pas à la hauteur et qui est donc renvoyée au rang de simple exécutante.
Mais cette politique du « ceinture et bretelles » – une cellule dirigeant une agence censée gérer l’épidémie – a pour conséquence que plusieurs cabinets de conseil interviennent sur des problématiques similaires : Citwell et JLL pour Santé publique France, Roland Berger pour la cellule logistique, dans un enchevêtrement de responsabilités qui sera déploré, plus tard, par la commission d’enquête sénatoriale sur la gestion de la crise sanitaire.
20 novembre 2020, le Royaume-Uni s’apprête à lancer sa campagne de vaccination. Le gouvernement français a prévu de démarrer la sienne mi-janvier, mais l’avance prise outre-Manche, largement commentée dans l’opinion publique, l’oblige à précipiter son calendrier.
La panique gagne le ministère de la Santé, qui signe des commandes de conseil à tour de bras. Il faut en urgence créer un système informatique permettant de suivre la vaccination de millions de Français, ainsi que l’état des stocks de vaccins. Pour la gestion des stocks, la planification et l’envoi de vaccins, le gouvernement fait de nouveau appel aux cabinets JLL et Citwell.
Quant à la création d’un système informatique capable de collecter toutes les données de la vaccination (état civil du patient, date et lieu des injections, vaccin utilisé, nom du praticien, etc.), le ministère de la Santé la confie à Accenture, un leader américain du conseil en informatique (674 000 salariés), connu pour travailler en partenariat avec Microsoft, autre géant d’outre-Atlantique, pour la conservation virtuelle des données dans le « cloud ». Un choix surprenant alors qu’un mois pile avant la signature de ce contrat, le 9 octobre 2020, la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) avait demandé au gouvernement de cesser d’héberger les données de santé des Français chez Microsoft ou toute autre société de droit américain, du fait des risques de fuite d’informations sensibles sur la santé de la population française... [… ]
La sidérante facture de McKinsey
C’est au cours du même hiver 2020 que McKinsey entre dans la danse. Le 8 décembre, le gouvernement lui passe un premier contrat. Pour quel motif ? On va découvrir qu’il n’est pas facile de le savoir. Ce premier marché sera suivi de cinq autres jusqu’à la date du 24 septembre 2021, les trois derniers ayant été partagés avec l’une des filiales de McKinsey, Orphoz, connue pour pratiquer des tarifs moins élevés. Mais le total de la commande atteint tout de même le montant vertigineux de 10,7 millions d’euros. Dix millions d’euros en moins de dix mois, la moitié de toutes les dépenses de conseil engagées par le ministère de la Santé sur la durée de la pandémie. Un million d’euros par mois, 50 000 euros par jour ouvré. Ce qui, en appliquant un tarif journalier moyen de 2 500 euros (les consultants de McKinsey sont les mieux payés sur le marché), représente la mobilisation de vingt salariés à temps plein, minimum ! Quels services a rendus McKinsey pour un tel prix ? Le cabinet n’a pas répondu à nos questions. Il n’est pas possible de savoir combien de ses salariés ont été détachés, ni sur quelles missions. Homayoun Hatami, son patron pour la France, a cependant lâché quelques mots de commentaire, dans un ouvrage professionnel paru en juin 2021, Le Guide des cabinets de conseil en management. À l’en croire, sa société serait « uniquement » intervenue en matière de politique vaccinale sur l’aspect « logistique, plus précisément sur les schémas et les process de distribution des doses vers les lieux de vaccination sur l’ensemble du territoire ». Dix millions d’euros pour avoir fait des schémas et conçu des process... Cela fait quand même cher payé. [… ]
Un consultant à l’Élysée
« Emmanuel Macron ? C’est l’idole des consultants ! Tout simplement parce qu’il est comme eux. » Alain Minc nous livre ce diagnostic en octobre 2021, lorsque nous l’interrogeons sur le rapport singulier du chef de l’État avec les « infiltrés ». Paroles de connaisseur ? L’essayiste libéral, qui murmure depuis cinquante ans à l’oreille des politiques et des grands patrons, a presque vu grandir « Emmanuel ». Il l’a repéré tout jeune à la sortie de l’ENA, puis l’a coopté à la banque Rothschild.
Il a été aux premières loges pour observer le mimétisme entre Macron et ceux qui évoluent dans le petit monde du consulting. « Au ministère de l’Économie, se souvient-il, il les fait déjà rêver. Il s’habille comme eux, il pense comme eux, il connaît leurs codes, les fondements de leurs métiers… »
Emmanuel Macron, super consultant ? Sa pensée politique, disent ceux qui ont essayé – souvent en vain – de la définir, est avant tout une méthode de gouvernance, un pragmatisme, un process, un « en même temps » qui s’embarrasse peu d’idéologies ou plus exactement prétend en faire fi. Le candidat d’En Marche « emprunte la terminologie des missions de conseil », notait dès 2017 l’essayiste Jean-Laurent Cassely (co-auteur de La France sous nos yeux avec Jérôme Fourquet de l’IFOP) : « audit » ou « plan de transformation » sont au coeur de sa « démarche électorale ». Devenu président, Emmanuel Macron parachève cette posture, comme s’il en devenait l’une des formes les plus abouties. Il s’y est rodé depuis un moment. Dès son entrée au gouvernement, sous François Hollande, il s’est appuyé sur les grands cabinets de conseil. [… ]
Au printemps 2016, il fonde son parti, En Marche. À la fin de l’été, il rend son tablier à François Hollande. À l’automne, il part à la conquête de l’Élysée, entouré d’une brochette de consultants appartenant aux cabinets les plus prestigieux, de McKinsey au Boston Consulting Group.
Aux sources de la campagne présidentielle
Les MacronLeaks, les e-mails internes d’En Marche qui fuiteront deux jours avant le premier tour de la présidentielle de 2017, attestent de la présence d’une quinzaine de juniors ou de senior advisors dans l’entourage du candidat. Tous ont refusé de s’exprimer publiquement sur leur engagement, et En Marche affirmera par la suite que « leur participation a été purement bénévole ». De fait, il n’en existe aucune trace dans les comptes de campagne d’Emmanuel Macron. L’inverse eut été surprenant. Ces consultants facturant habituellement leur journée de travail à 2 000 euros pour les plus jeunes et jusqu’à 7 000 euros pour les plus capés, s’il avait fallu les rémunérer, l’addition aurait été faramineuse.
Par contrecoup, on peut ainsi mesurer la valeur de leur participation gracieuse. Et l’attraction qu’exerce sur eux Emmanuel Macron avant même d’accéder à l’Élysée. Longue est la liste de ces compagnons de route dans son équipe de campagne. Ceux de chez McKinsey sont les plus nombreux, avec au premier rang une connaissance de longue date du candidat Macron : Karim Tadjeddine. [… ]
Un couple En Marche
Si, lors de la marche vers l’Élysée, les McKinsey alignent les troupes les plus fournies, leurs concurrents du Boston Consulting Group ne sont pas en reste. Le directeur parisien du BCG, Guillaume Charlin, est l’un des premiers à apporter un don financier au tout jeune et futur parti présidentiel, [… ] À la même époque, un autre membre important du BCG, Guillaume de Montchalin, noue le même genre de relations. [… ] Son épouse, Amélie, a également un CV long comme le bras (grandes écoles, banque, assurance). Et elle aime la politique, plutôt à droite. Valérie Pécresse, Nicolas Sarkozy, Alain Juppé surtout, qu’elle aide aux primaires de 2016. C’est parce que le maire de Bordeaux échoue qu’Amélie de Montchalin rallie Emmanuel Macron. Élue députée de la 6ème circonscription de l’Essonne, elle dira apprécier le macronisme parce qu’il s’inspire du fonctionnement managérial. Et ce n’est pas un hasard si après un bref passage aux Affaires européennes en mars 2019 – sa première fonction gouvernementale –, elle sera nommée, en juillet 2020, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques (on notera que le terme de « transformation » arrive en premier...). À ce moment, son mari, Guillaume, devra quitter le BCG : compte tenu de nombreux marchés publics auxquels concourt le cabinet, le risque d’un conflit d’intérêts entre la ministre et son mari est devenu trop patent. [… ]
Des consultants si généreux
Pour accroître toujours plus leur influence, les consultants possèdent aussi une botte secrète : le pro bono. Une forme de prestation gratuite, dont ont usé certains cabinets au début de la pandémie de Covid - de McKinsey, intervenu auprès du gouvernement huit mois avant qu’un contrat ne soit signé officiellement, à Roland Berger, qui a proposé sa charitable assistance à Bercy, en passant par Capgemini, qui s’est mobilisé pour les Hôpitaux de Paris. Le pro bono, autorisé en justice pour la défense de personnes ne pouvant se payer un avocat, est devenu l’une des armes et des techniques marketing préférées des cabinets de conseil pour infléchir les derniers directeurs de cabinets, de services centraux ou ministres qui souhaiteraient encore les ignorer (oui, il en reste).
Sauf que dans le consulting, on s’en doute, rien n’est jamais tout à fait gratuit. « Derrière ce pro bono, il y a évidemment une logique commerciale », dit le président du Syndicat français de l’intelligence économique, Alexandre Medvedowsky. Et un problème dont commencent à s’inquiéter certains députés. En février 2021, trente-cinq d’entre eux, conduits par le LR Olivier Marleix, ont déposé, devant l’Assemblée nationale, une proposition de loi visant à interdire ce genre de prestations. « Loin d’être vertueuses, disent les parlementaires dans leur exposé des motifs, ces aides gracieuses posent au minimum un indiscutable problème d’éthique et de transparence. Auprès des administrations publiques, elles permettent aux cabinets d’échapper aux obligations déclaratives auxquelles tous les représentants d’intérêts sont soumis. En outre, de telles interventions permettent à ces entreprises de se constituer un réseau d’obligés au sein de l’appareil d’État. Tôt ou tard, les services gratuitement apportés se paieront. »
Les députés ajoutent : « Auprès des partis politiques, ces interventions posent des problèmes encore plus graves puisque les apports de personnes morales de droit privé aux partis politiques comme aux campagnes électorales sont totalement prohibés. Elles constituent des délits d’abus de bien sociaux et de recel d’abus de bien sociaux. » En décembre 2021, la proposition des députés, renvoyée en commission des lois, n’avait pas encore été examinée par le Parlement. [… ]. ■