Selon le point de vue et l’âge des commentateurs, les méthodes d’apprentissage de la lecture sont inefficaces, voire contre-productives, l’accès aux maths et aux sciences est très loin des exigences d’un monde de haute technologie — et le système dans ce domaine favorise honteusement les garçons —, et l’apprentissage de l’Histoire est, au choix, anti-national ou farouchement européano-centré, pour ne pas dire néo-colonisateur.
Ajoutons pour être complet que l’Ecole française n’apprend pas mieux les langues étrangères que la langue française, que la Culture classique est aussi morte que les langues dans lesquelles elle s’exprimait, que l’abandon des disciplines a favorisé l’indiscipline, et que la laïcité, principe fondateur, est aujourd’hui si méprisée que l’on ne sait plus comment s’opposer à une épidémie de voiles ou à une contamination à l’abaya.
Sans compter le fait que les parents, invités à entrer dans l’Ecole, y passent souvent désormais armés — au moins de mauvaises intentions. Sans oublier que les enseignants démissionnent, et que les étudiants n’osent plus se lancer dans des études incertaines — la formation des maîtres est insatisfaisante, quand elle n’est pas débilitante — et qui débouchent au final sur un métier fort mal considéré, fort mal rémunéré, et objet des sarcasmes de chacun.
Tout cela est vrai en même temps. Mais dresser la liste des dysfonctionnements ne signifie en rien qu’ils n’ont pas été voulus, et que ce qui est perçu comme un désastre n’ait pas été calculé. Dès lors, il faut bien réaliser que l’Ecole ne dysfonctionne pas : elle réalise, au jour le jour, un projet mis au point ces cinquante dernières années, dont chaque étape a préparé la suivante, et la performance finale.
Car c’est une performance que d’avoir métamorphosé pour le pire et en si peu de temps un système patiemment bâti depuis la Révolution et l’Empire, porté au plus haut pendant la IIIème République, fonctionnel pendant la Quatrième, admiré à l’étranger, et rapidement anéanti pendant la Cinquième, au nom des meilleures intentions du monde.
Darwin nous le dirait : Aucun organisme ne tolèrerait d’avoir un membre totalement déficient. Il s’en affranchirait, ou le redresserait — ou mourrait.
L’Ecole française ne dysfonctionne pas. Elle réalise les objectifs que lui ont fixés les « Européens » les plus convaincus, ceux qui, sous l’influence de Jean Monnet puis de Giscard, ont placé la fin des Nations au cœur du système éducatif — et avec les nations, les langues, l’histoire, et le sens de la République. La crainte chez Monnet de voir réapparaître les ferments du nationalisme guerrier l’a amené à opter pour un système fédéral à l’américaine, où les relations commerciales et un parapluie américain suffiraient à construire un univers commun et une ambition partagée. Une vision qui mettait De Gaulle en fureur.
C’est ainsi que dès les années 1960, le directeur de la DGESCO, bras armé du ministère, lance la Commission Rouchette pour déterminer quelle langue, vernaculaire ou littéraire, doit être enseignée en classe : le choix du « français parlé » (au moment même où Etiemble dénonçait l’intrusion du « franglais ») a signé la fin des Belles-Lettres. Ce directeur, René Haby, est devenu en 1974 ministre de l’Education de Giscard d’Estaing. Il a décrété le « collègue unique », formidable outil de nivellement par le bas, au moment même où le Président de la République décrétait le « rapprochement familial », ce qui amena dans les écoles françaises une foule d’enfants nés Outre-mer et maîtrisant fort mal le français. Les apprentis-sorciers de la pédagogie, issus des rangs du gauchisme protestant (Philippe Meirieu a appartenu aux Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, Lionel Jospin a été membre des Eclaireurs unionistes de France avant de se joindre aux trotskistes de l’OCI) ont apporté une aide pédagogique indispensable aux idéologues de la rue de Grenelle, réussissant, sans même s’en apercevoir, l’union des libertaires et des libéraux. Ils sont aujourd’hui les plus ardents supporters des communautaristes de toutes obédiences.
Les deux derniers stades de la fusée Education ont été mis en place en juillet 1989 (Loi Jospin) puis en 1999-2000 avec le Protocole de Lisbonne, qui a entériné l’idée de procurer un enseignement minimaliste à 90 % des élèves européens, et une formation d’élite aux 10 % restants, destinés à remplacer leurs parents aux commandes. Ainsi fonctionnent toutes les oligarchies, garantissant à leurs enfants l’accès aux meilleures écoles (privées ou publiques, cela ne fait aucune différence à ce niveau) et les protégeant de la fréquentation des petits pauvres. L’Ecole alsacienne ou Stanislas pour le privé, Condorcet, Henri-IV ou Louis-le-Grand pour le public sont les nids de reproduction d’une élite auto-proclamée, qui à doses homéopathiques insère de temps en temps un enfant hétérogène dans son cénacle afin de prouver sa largeur d’esprit.
Analysons cet étrange rapport à la notion d’élite. La Gauche le récuse — sauf pour ses propres enfants. La Droite semble croire que la qualité est héréditaire, reproduisant ainsi les préjugés de l’ancienne aristocratie. Techniquement, nous sommes en 1788, quand la révocation de Necker — un allogène — permit au clan de la Reine de triompher : on connaît la suite.
Dans le projet éducatif de Condorcet (Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791), l’école a pour objet de permettre à chacun d’aller au plus haut de ses capacités, étant entendu que les meilleurs formeront les élites de la future république. C’était placer le savoir au-dessus du droit de naissance, une idée… révolutionnaire.
Condorcet est toujours revendiqué par ceux que dans le champ éducatif on appelle, désormais les « républicains » : ils privilégient le savoir, par opposition aux « pédagogistes » qui conformément à la loi Jospin qu’ils ont inspirée, placent l’enfant au centre du système. L’élève est donc sommé de « construire lui-même ses propres savoirs », ce qui, en dehors de l’hypothèse Blaise Pascal (qui recomposa seul, à 8 ans, les douze premiers principes d’Euclide) est une douce utopie.
Philosophiquement, les « pédagos » se situent dans la tradition rousseauiste — premier pédagogue protestant célèbre — pendant que les « républicains » invoquent Condorcet. Il est évidemment plus simple de former des maîtres à la pédagogie non directive et aux beautés de la classe en « îlots » que de leur inculquer des savoirs savants qu’ils seraient chargés de transmettre à leurs élèves. On comprend que le niveau global, sur de telles bases, ne peut que s’effondrer.
Comment cache-t-on aux populations cet effondrement ? Comme en économie : on compte sur l’inflation pour faire digérer la perte de sens ou la cherté des prix. Jusque dans les années 1970, 65 % des candidats au Bac décrochaient l’examen — et ces candidats ne représentaient que 50 % de leur génération. Après la doctrine Chevènement (« 80 % d’une classe d’âge au niveau du Bac », 1984), on a descendu le niveau de l’examen pour faciliter son obtention par 95 % des postulants. « Baccalauréat » est un nom de famille, mais le dégénéré actuel n’a rien à voir avec son grand ancêtre napoléonien. Sinon le nom.
Cette inflation s’est répercutée dans l’Université, où la Licence est d’accès désormais aisé. Le mur persiste en M2, surtout dans les secteurs hautement concurrentiels — le Droit, par exemple. Et dès la première année dans les filières d’excellence, les classes prépas par exemple.
Inflation, disais-je. Dans les années 1960, les élèves de Troisième pouvaient passer, concurremment au Brevet, l’examen d’entrée en Ecoles Normales d’Instituteurs. Là , en trois ans, on les amenait au Bac et au diplôme professionnel — et on les lançait face aux élèves à 18 ans. Aujourd’hui, un « professeur des écoles » (l’inflation existe aussi dans les dénominations) est recruté à Bac + 5, et sa capacité n’est pas certifiée, comme le prouve le chiffre effarant des échecs au concours.
On ne reviendra pas en arrière. Non seulement les populations n’accepteraient pas que leur progéniture ne décroche pas le Bac (ou ce qui en tiendra lieu, un Certificat de Fin d’Etudes par exemple octroyé à tous), mais le système ne saurait pas quoi faire des redoublants — qui coûtent 8000 e par an —, et on n’a pas la place dans les lycées de les reprendre. De fait, on a créé un sous-prolétariat doté du Bac, susceptible de pédaler pour Uber Eats ou de revendiquer un salaire universel afin de consommer de la télévision et de l’Internet 2.0 — en attendant la suite.
On peut, en revanche, rééquilibrer les filières d’excellence, en privilégiant à nouveau les capacités plutôt que la filiation ou la domiciliation. Encore faudrait-il que les « élites » au pouvoir jouent le jeu de la mise en concurrence, elles qui trouvent, non sans raison, que la « reproduction », au sens bourdieusien du terme, est bien commode. â–
* Né à Marseille en 1953, normalien, agrégé de Lettres, Jean-Paul Brighelli a enseigné pendant quarante-cinq ans au collège, au lycée puis en classes préparatoires. Il est l’auteur de nombreux essais dont Voltaire ou le jihad (L’Archipel, 2015).
Vient de publier « La Fabrique du crétin » L’Archipel – mars 2022