Il faut aborder la thématique de l’immigration de travail sans tabou
Cette proposition peut apparaître audacieuse, dans un contexte national marqué par les outrances qu’entraînent les sujets liés à l’immigration. Pourtant, au-delà des enjeux d’intégration, aborder la thématique de l’immigration de travail est un des derniers tabous à transgresser pour répondre aux enjeux actuels du monde du travail et atteindre le plein emploi.
Posons le débat simplement, en mesurant d’abord l’ampleur du manque de ressources en France. Le nombre d’emplois vacants s’élève aujourd’hui à 362.800 selon l’enquête trimestrielle de la Dares. C’est dans la santé et l’action sociale que le déficit de compétences est le plus élevé : 65.030 postes ne trouvent pas preneurs, soit presque 4 % de l’ensemble des emplois proposés. Suivent les industries manufacturières (56.200 emplois manquants), le commerce et la réparation d’automobiles (48.800), l’information et la communication (39.500) puis l’hébergement et la restauration (29.100).
Les emplois peu qualifiés ne sont plus désirés aujourd’hui
Les emplois peu qualifiés, vulnérables dans leurs conditions de travail et d’emploi, ne sont plus désirés. De ce point de vue, la liste des métiers en tension est criante de vérité : aide à domicile et aide-ménagère, agent d’entretien de locaux, serveurs, conducteurs de bus, ouvriers de l’emballage et manutentionnaires. Ces métiers en tension aujourd’hui correspondent également à ceux qui devraient offrir le plus de postes d’ici 2030.
La faible attractivité de ces métiers est en cause, générée à la fois par des situations de travail pénibles et par les faibles niveaux de rémunération proposés. Mais la raison principale de ce décalage entre l’offre et la demande est liée au faible niveau de réponse de ces métiers aux nouvelles aspirations des salariés, au sens que chacun attend du travail ainsi qu’à des pratiques managériales parfois défaillantes.
Attendue sur le terrain de sa responsabilité sociale et environnementale, l’entreprise doit donc simultanément répondre aux attentes d’autonomie et de responsabilisation. C’est d’abord une attente des collaborateurs, mais aussi celle de leurs clients qui exigent réactivité et personnalisation. La mise en place d’organisations plus horizontales et participatives doit permettre de développer la créativité du salarié, son pouvoir d’action et de jugement. Il ne faut donc pas résumer le manque d’attractivité des métiers en tension à la question de la rémunération. Les efforts récents faits en la matière par certaines branches professionnelles – sans impact significatif sur les candidatures reçues par elles – montrent que ce n’est pas une condition suffisante.
La compétence reste la seule voie possible de compétitivité nationale
Montée en qualification et mobilité professionnelle sont donc décisives, au-delà du levier migratoire mentionné par les deux ministres. Face aux métiers délaissés, c’est le déplacement de l’emploi vers les qualifications les plus élevées qui doit être fortement accompagné. L’enjeu pour un pays développé comme la France, ainsi que pour ses ressources humaines, n’est évidemment pas d’entrer en concurrence sur le terrain du coût du travail. La seule voie possible de compétitivité internationale et de croissance réside dans la qualification des salariés et, plus largement, le développement d’une « société de la connaissance ».
Mais pour atteindre le plein emploi, bien d’autres tabous restent à lever. Citons-en cinq.
Sortir de la formation-consommation.
Pour inciter les entreprises à innover et développer les compétences de leurs salariés, les coûts de formation doivent pouvoir être valorisés à leur bilan comme un investissement, un actif amortissable générateur de flux de trésorerie futurs. Seraient concernés par cette option les frais de formation non obligatoires qui participent au développement des compétences des salariés, prévues et définies par le plan de développement des compétences. Serait également incluse la rémunération du salarié pour les actions de formations réalisées sur le temps de travail. Tout le marché de la formation y gagnerait au travers d’une exigence plus forte vis-à-vis de son impact réel sur le développement des compétences des salariés.
Offrir enfin un service public de l’emploi “premium”.
Le service public de l’emploi pourrait être repensé comme un prestataire de conseils de haut niveau envers l’ensemble des acteurs, entreprises comme demandeurs d’emploi. C’est l’enjeu principal de “France Travail” demain, fusion des différentes entités du service public de l’emploi. Cette transformation, qu’elle s’accompagne ou non d’une fusion juridique des structures en place, ne doit pas avoir pour objectif la réduction des coûts globaux de l’accompagnement des personnes privées d’emploi. Les fusions ont souvent pour conséquence le nivellement par le haut des coûts et l’alignement vers le bas des pratiques. Or, tout l’enjeu est qualitatif et non productiviste. Par ailleurs, il est urgent de rebâtir la méthodologie d’accompagnement en l’alignant sur les approches nettement plus qualitatives et intensives, proches du coaching individualisé, déployées par les Missions Locales.
Aborder de manière lucide les déséquilibres des marchés du travail.
Pour rendre plus efficace la mise en relation entre l’offre et la demande d’emploi, il faut enfin “jouer” sur la proximité territoriale. Les politiques d’emploi pourraient être territorialisées au travers de plateformes de convergence associant tous les acteurs compétents : entreprises, appareil statistique, service public de l’emploi, organismes de formation, Etat et collectivités locales. Il est utile de s’inspirer des approches de prospective RH mobilisées par les entreprises comme le « planification stratégique des ressources » (strategic workforce planning) simulant les besoins en compétences et la disponibilité de celles-ci selon les filières et les territoires. Il y a eu tant d’échec des acteurs publics sur cette thématique que les innovations sont permises.
Mieux partager la création de valeur.
Ce véritable serpent de mer des politiques économiques françaises doit trouver une traduction concrète rapide, en conditionnant le versement de dividendes aux actionnaires au versement d’un dividende salarié. Il s’agirait donc de créer un dispositif unique de dividendes du travail, fondé sur le régime de l’intéressement, lequel combine aujourd’hui les avantages de la participation (lien avec le résultat financier) et ses avantages propres que sont la proximité et la prise en compte de la performance économique, commerciale, sociale et environnementale. Serait privilégié la définition par accord collectif, pour les entreprises de 11 salariés et plus, d’une formule de calcul liée aux performances de l’entreprise pour une durée comprise entre 1 et 3 ans. A défaut d’accord, serait appliqué un régime supplétif légal, fondé sur une formule simplifiée et sur un pourcentage du résultat net comptable.
Remplacer ce qui apparaît aujourd’hui comme un « Code du salariat » par un véritable « Code du travail ».
Les disparités entre les statuts d’emploi – indépendants, auto-entrepreneurs, salariés – doivent être gommés, en créant un bloc de droits communs à tous les travailleurs. L’objectif est de garantir à tous les travailleurs un socle de protections, pour accompagner ceux qui passeront d’un statut à l’autre et ainsi favoriser les transitions professionnelles. Une telle approche n’est pas étrangère au droit du travail. Il s’agirait en effet de s’inspirer du régime des gérants de succursales, qui, placés sous la dépendance économique de fournisseurs (lesquels imposent les conditions de fonctionnement et d’exploitation), bénéficient des dispositions relatives aux relations individuelles de travail, à la durée du travail aux repos et aux congés, à la santé et à la sécurité au travail. L’objet de ce régime serait donc d’étendre la protection du droit du travail à des professions qui n’en bénéficiaient pas et de définir ainsi un modèle social en phase avec la logique entrepreneuriale.
Pour l’emploi, innovons et mettons le travail en débat sans aucun tabou ! ■
*Nicolas Bourgeois est associé au sein d’Identité RH et enseignant en politiques sociales. Alexandre Lamy est avocat spécialisé en droit social, il codirige Arsis Avocats. Ils sont cofondateurs du think-tank Néos, dédié au travail.