L’idée semble aller de soi, mais pendant la crise sanitaire, ce critère n’a pas toujours paru guider l’action publique, et l’on a parfois eu l’air de légitimer toute mesure qui, indépendamment de ses coûts, aurait pour conséquence de sauver des vies. L’objectif de ce texte sera d’expliquer pourquoi nous avons pu avoir tendance à éluder la question des balances bénéfices-coûts des restrictions. Je proposerai deux pistes.
Première piste. En 1973, les psychologues israéliens Daniel Kahneman et Amos Tversky fournissent à deux groupes de participants le portrait-robot d’un étudiant. « Tom est intelligent, mais manque de créativité. Il a besoin d’ordre et de clarté, de systèmes ordonnés, et aime la science-fiction ». Les participants du premier groupe doivent classer neuf parcours académiques, de celles dont Tom est le meilleur archétype à celles dont il est le moins représentatif. La spécialité « informatique » arrive largement en tête. Dans une autre pièce, les participants du second groupe doivent classer ces mêmes spécialités en répondant à une question différente : « quelles sont les filières dans lesquelles Tom a le plus de chances d’être inscrit ? ». Résultat : leurs classements sont exactement les mêmes que ceux du premier groupe. 95 % d’entre eux estiment par exemple qu’il y a plus de chances que Tom étudie l’informatique que les sciences sociales. Pourtant, même si Tom a le profil psychologique d’un informaticien, la probabilité qu’il soit étudiant dans telle ou telle filière dépend aussi des effectifs de ces filières. Or les sciences sociales, le commerce et le droit (notamment) sont beaucoup plus choisis que l’informatique.
Daniel Kahneman propose une explication. Face à des questions complexes, nous avons tendance à répondre à une question plus simple, à substituer à l’attribut cible (ici la probabilité que Tom soit étudiant en informatique) un attribut associé plus facile à déterminer (le degré de ressemblance entre Tom et l’archétype de l’étudiant en informatique). Par exemple, au lieu de répondre à la question « faut-il interdire ou non telle pratique », nous aurons tendance à répondre, sans nous en rendre compte, à la question « suis-je personnellement favorable ou non à cette pratique ».
Quel lien avec la pandémie ? Pour juger de la légitimité du passe sanitaire et vaccinal, la question à laquelle nous devions répondre, comme on l’a vu, était la suivante : ses bénéfices sanitaires étaient-ils supérieurs à ses coûts sociaux ? L’attribut « cible » : son ratio coût-bénéfice. D’après Kahneman, on peut succomber au biais de substitution quand trois conditions sont réunies.
1. L’attribut cible est difficilement accessible. Pour le passe, la condition semble remplie puisque ses coûts sociaux étaient impossibles à objectiver (ceux-ci dépendaient notamment du poids subjectif accordé à la liberté, à la constitution d’un précédent, au bien-être des non vaccinés etc.) et quand bien même ceux-ci auraient été identifiables, le ratio bénéfices sanitaires/coûts sociaux serait resté complexe à calculer.
2. Un attribut « associé » est facilement accessible. Condition à nouveau remplie puisqu’à la place du ratio coût/bénéfice, on pouvait se contenter de chercher à déterminer si l’entrée en vigueur du passe permettrait d’améliorer la situation sanitaire.
3. La substitution n’est pas facilement corrigée par la réflexion. Il semble que ce fut le cas.
Dès le mois de juillet 2021, c’est de l’efficacité du passe sanitaire (de sa capacité à sauver des vies) dont on débattait (évacuant la question de sa proportionnalité), et c’est au nom de cette efficacité qu’on le légitimait. Le gouvernement lui-même, en janvier 2022, s’est targué d’un rapport du Conseil d’Analyse Economique (démontrant que le passe avait sauvé 4000 vies) pour prouver qu’il avait pris la bonne décision. Peu à peu, on a remplacé la question de la capacité du passe à sauver des vies par la question de sa capacité à booster les taux de vaccination, évacuant ainsi la question de son efficacité sanitaire (à partir du moment où l’on a su que le vaccin limitait peu la transmission, le taux moyen de vaccination comptait peu par rapport à celui des populations à risque). En janvier 2022, quand le passe vaccinal est entré en vigueur et qu’il n’incitait plus personne à la vaccination, beaucoup, pour le défendre, se sont contentés de rappeler que les non-vaccinés étaient surreprésentés en réanimation, répondant non plus à la question « le passe aura-t-il une quelconque utilité » mais à « les non-vaccinés ont-ils tort de ne pas l’être » voire à « les non-vaccinés nous emmerdent-t-ils ? ».
Dans le même esprit, ce n’était pas parce que la vaccination d’un individu présente une balance bénéfice-risque positive qu’une campagne de vaccination de l’ensemble des individus du même âge avait nécessairement une balance bénéfice-coût positive. (Ce n’est pas parce qu’il est judicieux d’installer des rétroviseurs sur son vélo qu’il est judicieux pour l’Etat de les subventionner et de mettre en place une politique publique d’incitation à l’achat de rétroviseurs). En affirmant l’inverse, on a parfois confondu attribut cible et associé. De même, ce n’était pas parce qu’une campagne de vaccination de l’ensemble des individus d’un certain âge (par exemple les adolescents) avait une balance bénéfice-coût positive que l’inclusion de cette population dans le passe sanitaire avait nécessairement une balance bénéfice-coût positive.
Seconde piste. En 1961, le psychologue William McGuire explique à des volontaires pourquoi il convient, selon lui, d’effectuer une radio des poumons tous les ans. Il divise ensuite les participants en deux groupes. Il fournit aux premiers des arguments solides en faveur de la radio annuelle tandis qu’il expose les seconds à des contre-arguments contenant des erreurs de logique flagrantes. Il soumet ensuite chaque participant à une discussion avec un contradicteur qui tente, via des arguments rationnels, de contester l’utilité d’une radio annuelle. Résultat : les participants du second groupe étaient beaucoup moins enclins à revenir sur leur position que ceux du premier groupe. Les participants qui étaient parvenus à réfuter des arguments incohérents avaient été immunisés contre le changement d’avis, vaccinés contre le doute.
Pendant la pandémie, les défenseurs de mesures en lien avec le vaccin ont dû répondre à des arguments arguant de la prétendue inefficacité ou nocivité du vaccin. Le vaccin et Bill Gates, la 5G, Big Pharma, le bras aimanté, le vaccin inefficace car la majorité des décédés étaient vaccinés (réfutable - les vaccinés étaient plus nombreux dans la population), le vaccin inefficace car nous atteignions des records de cas malgré 92 % d’adultes vaccinés (réfutable - le vaccin limitait la probabilité de formes graves) etc. Confrontés à des mauvais arguments, beaucoup ont ainsi pu être vacciné contre le doute, développant le réflexe de balayer les objections sans réellement les examiner et acquérant la certitude d’être rationnel, meilleur moyen de ne plus se sentir obligé de raisonner. Le phénomène a sans doute été amplifié par la division artificielle du débat public entre obscurantistes antitout et garants de l’héritage de Pasteur. Dès lors que ce clivage est apparu dans les esprits, une mécanique d’auto-identification à un camp s’est mise en place, le soutien à certaines mesures est devenu une façon d’affermir son estime de soi et de se positionner socialement. L’adhésion raisonnée à des mesures pour ce qu’elles étaient (pour leur balance bénéfices-coûts) a pu céder la place à une adhésion automatique à des mesures pour ce qu’elles représentaient, à une forme de dogmatisme anti-anti-vaccin. ■
*Samuel Fitoussi est auteur et chroniqueur. Fondateur du blog satirique « La Gazette de l’Etudiant ». Il vient de publier une note pour l’Institut Sapiens (Think tank) : Les leçons de raisonnement de la crise sanitaire