Travail d’homme libre, travail de serf
Quand on parle de « travail », on oublie souvent de distinguer deux grandes catégories d’activités, dont la distinction marque toujours les esprits : celles qui sont dignes d’un homme libre et celles qui ravalent à la condition de serf. Lorsque le servage comme institution a disparu au sein des sociétés européennes et de leurs prolongements au-delà des mers, cette distinction s’est maintenue dans les esprits, d’autant plus que la figure du citoyen libre s’est imposée.
Un courant de pensée a affirmé que seuls ceux qui exercent une activité d’homme libre méritent d’être considérés comme des citoyens de plein exercice. Ainsi, pour Kant, « la capacité de vote constitue la qualité de citoyen, mais elle présuppose l’indépendance au sein du peuple de celui qui ne veut pas être une simple partie de la chose publique, mais qui veut également en être membre ». Il voit par exemple « le commis d’un marchand ou l’apprenti d’un artisan » ou « le précepteur comparé au maître d’école » comme « de simples manœuvres de la république parce qu’ils doivent être commandés ou couverts par d’autres individus » (1). Ils ne peuvent être de vrais citoyens.
Un courant antagoniste s’est élevé contre l’existence de telles positions sociales. Ainsi, pour Condorcet, « La dépendance, qui ne permet pas de croire qu’un individu obéisse à sa volonté propre, pourrait sans doute être un motif légitime d’exclusion. Mais nous n’avons pas cru qu’il fût possible de supposer l’existence d’une telle dépendance dans une constitution vraiment libre [… ] Les relations sociales qui supposeraient une telle humiliation, ne peuvent subsister parmi nous et doivent bientôt prendre une autre forme » (2). Tout le mouvement socialiste a été inspiré par cette revendication.
La volonté d’émancipation l’a emporté dans le champ politique. Il n’est plus question d’exclure certains du suffrage du fait qu’ils seraient trop dépendants d’un employeur. Par ailleurs, toute une législation a accordé progressivement à ceux qui travaillent dans une entreprise un statut, des droits, qui les mettent à l’abri d’une dépendance servile. Mais le spectre du serf, « taillable et corvéable à merci » n’a pas disparu. Il continue à être mis en avant pour dénoncer le retour à la dépendance. Il en a été ainsi, par exemple, lors de l’épisode du projet de « contrat première embauche » (CPE) de 2006. Celui-ci avait pour objet, a affirmé la CGT, de répondre aux « attentes du MEDEF, désireux d’avoir à sa disposition des salariés corvéables à volonté » (3). Cette accusation a été reprise à l’occasion de la loi El Khomri. « Avec le projet de loi, le contrat de travail ne garantirait plus rien aux salariés » affirme L’Humanité. « Le patron il te licencie comme il veut » ; « Cette loi crée des parias dans la société française » (4).
Une question d’actualité
En France, la vision du travailleur libre est associée à la figure de celui qui voit respecter les droits attachés à son état et respecte les devoirs inhérents à celui-ci (5). « Mon mandat, c’est une noblesse, [… ] et je veux en être digne, de la manière que je déciderai » (6) affirmait François Mitterrand. Il s’agit d’agir et d’être traité conformément au « rang » que l’on occupe dans la société. Le contenu du travail est concerné, avec le refus des « basses besognes » et un appétit pour les « tâches nobles », ce qui relève d’une œuvre que l’on crée. Et cela concerne aussi l’organisation du travail avec le respect de la forme d’autonomie associée à la maîtrise d’un métier. La création, au XX° siècle, de la catégorie typiquement française des « cadres », prenant comme modèle l’officier au seul service que de la patrie, a constitué une étape importante dans le mouvement de création de catégories aussi ardentes à défendre leur autonomie vis-à-vis de leur hiérarchie et la grandeur de leur état (7).
Mais, au cours des dernières décennies, la transformation du fonctionnement de l’économie, l’internationalisation des références en matière de management, ont déstabilisé ce qui s’était ainsi construit (8).
Ainsi, l’évolution actuelle du management, avec l’effacement de la figure de l’homme de métier et la montée en puissance de celle du manager, implique pour beaucoup d’être sans cesse contraint de suivre à la lettre des procédures conçues par d’autres, ignorants du fond de leur métier avec ses finesses, et d’être étroitement contrôlés, à grands coups d’outils informatiques, dans la manière dont ils les suivent. Ceux qui ont à appliquer ces procédures ont le sentiment que les concepteurs les considèrent comme de vulgaires « exécutants ». Cela est vrai en particulier pour les cadres autres que dirigeants. Les « exécutants » en question se sentent ainsi dépossédés de ce qui fait que l’on travaille comme un homme libre.
Simultanément, la pression accrue de la concurrence conduit au sentiment que, pour réussir, il faut en passer par les exigences des clients, y compris quand elles détournent de fournir un « bon produit » selon les standards de l’homme de métier. De plus l’importance prise par les fonctions de communication, vues comme relevant d’une activité de courtisan, la dévalorisation concomitante de ceux qui font un « vrai travail », accentue la conviction qu’ont ces derniers d’en être réduit à effectuer de basses besognes.
Face à cette épreuve du déclassement, les Français ne se contentent pas de subir. Pour ceux qui sont traités en « exécutants », il est possible de garder sa fierté en mettant sa personne à l’abri de la position humiliante que l’on occupe. Celui qui agit ainsi n’est pas plus atteint par la médiocrité du rôle qu’il remplit que ne l’est un acteur quand il incarne avec talent un personnage médiocre Il serait humiliant de s’identifier à un tel rôle. Mais il est honorable, en le jouant, de berner son employeur quand il cherche à vous soumettre. Et il l’est aussi d’exiger à son tour sur les plans où l’on est en position de force : les horaires de travail, les congés, le temps passé à télétravailler.
Par ailleurs, c’est agir en homme libre que de résister au conformisme du troupeau pour oser suivre sa voie. On voit des diplômés de l’enseignement supérieur se reconvertir dans des activités de charpentier, fleuriste et autres. Parmi les diplômés des grandes écoles les plus prestigieuses, pour qui l’évidence était naguère de rentrer dans une grande entreprise avec l’ambition d’arriver à sa tête, un bon nombre préfèrent se lancer dans la création de leur propre entreprise où ils sont leur maître, malgré des débuts souvent difficiles.
Les gouvernants, comme les entreprises, ne sont guère au fait de ce qui fonde les oppositions qu’engendre, jusque dans la rue, cette mise en cause d’un travail d’homme libre. Il ne tient qu’à eux d’en être plus conscients et, peut-on espérer, d’agir de ce fait de façon plus avisée. ■
*Vient de publier « Le Grand Déclassement – Pourquoi les Français n’aiment plus leur travail » aux Editions Albin Michel
1. Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, I, Doctrine du droit, § 46, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, tome III, p. 579.
2. Condorcet, Exposition des principes et des motifs du plan de Constitution, 1793, in Œuvres de Condorcet, publiées par Arago et O’Connor, Paris, 1847, t. XII, p. 387.
3. Bulletin de la section des Hauts de Seine du syndicat national du trésor CGT, appelant à manifester à PARIS le Mardi 7 mars 2006.
4. « Ce qui rend le futur code du travail inacceptable », L’Humanité, 9 mars 2016.
5. Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989L.
6. Conférence de presse du 12 avril 1992.
7. Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les éditions de Minuit, 1982.
8. Philippe d’Iribarne, Le grand déclassement. Albin-Michel, 2022.