Désormais, de nombreux pays et organisations défendent cette idée, dont l’Ukraine, les Etats-Unis, l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. La naissance de cette juridiction devrait avoir lieu dans les prochains mois avec l’établissement d’un « pôle de poursuites pénales » début juillet à La Haye.
Les doutes sur la probabilité d’un jugement de Vladimir Poutine devant la Cour pénale internationale (CPI)
Les juridictions internationales ont été mobilisées seulement quelques jours après le début de l’invasion. Le 2 mars 2022, le procureur de la CPI a ouvert une enquête sur l’ensemble des allégations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide commis par quiconque, sur quelque partie du territoire ukrainien que ce soit, depuis le 21 novembre 2013 (1). Un an plus tard, le 17 mars 2023, le même Karim A. A. Khan - annonçait qu’un premier mandat d’arrêt concernant la guerre en Ukraine venait d’être émis contre Vladimir Poutine. Le moment était historique. La mise en cause concernait le dirigeant d’une grande puissance, l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, et s’il était suivi d’effets, ce serait seulement la troisième fois qu’un Chef d’Etat en exercice comparaitrait devant cette juridiction créée pour juger les principaux responsables des crimes internationaux ; après le président soudanais Omar el-Béchir et l’ancien président kényan Uhuru Kenyatta.
Cependant, s’il permet d’espérer que Vladimir Poutine soit jugé un jour, ce mandat d’arrêt n’est pas la panacée. D’abord, il n’a été émis que pour une petite fraction des crimes qui pourraient être reprochés à Vladimir Poutine depuis l’invasion de l’Ukraine, même si l’on peut trouver que le crime qui le justifie, en l’occurrence la déportation illégale de plus de seize mille enfants ukrainiens vers la Fédération de Russie (2), est particulièrement odieux. Ensuite, il n’est que la première étape d’une procédure très longue. Les procès internationaux pour crimes de guerre sont toujours une course contre la montre : il faut récolter les preuves, les relier aux auteurs présumés, ce qui prend beaucoup de temps. Après la découverte de dizaines de corps de civils le 31 mars 2022 à Boutcha, l’Union européenne a mis à disposition Eurojust pour participer aux enquêtes ouvertes par l’Ukraine et la CPI. Cette agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale fait un travail remarquable, mais le conflit n’étant pas terminé, les crimes continuent d’être perpétrés ce qui allonge encore les délais de traitement par la justice. Or, les Chefs d’Etats qui comparaissent devant une juridiction internationale ont toujours la même stratégie qui consiste à gagner du temps par tous les moyens, afin de retarder, voire même empêcher, le moment du verdict. Pinochet a été considéré comme trop diminué pour être jugé, Milosevic est mort avant d’être condamné, et Omar El-Béchir attend toujours sa comparution à La Haye.
Signe que la CPI est une juridiction qui respecte toutes les garanties du procès pénal, Les poursuites envers l’ancien président kényan, Uhuru Kenyatta, accusé de crimes contre l’humanité a vu les poursuites contre lui abandonnées faute de preuves, et celui de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, a été acquitté. Pour l’instant, les seuls anciens Chefs d’Etats condamnés l’ont été devant des juriridictions spéciales mises en place pour juger les crimes internationaux commis dans le cadre d’un conflit déterminé. Par exemple, Khieu Samphân, l’ancien chef du « Kampuchéa démocratique », l’Etat des Khmers rouges, a été été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour crime de génocide, crimes contre l’humanité et violations graves des conventions de Genève de 1949.
L’intérêt du futur tribunal international spécial qui pourrait juger Vladimir Poutine
Depuis le 17 juillet 2018, la CPI exerce sa compétence pour le crime d’agression, et on pourrait donc penser qu’il n’est pas nécessaire de créer une juridiction spéciale, mais les conditions sont strictes : une acceptation de sa compétence par les Etats concernés et une constatation par le Conseil de sécurité de l’ONU de la réalité de l’acte d’agression, ou bien que le Conseil ait déféré la situation à la Cour. Cependant comme ni la Russie, ni l’Ukraine ne sont parties à la CPI et que la Russie peut apposer son véto sur les décisions du Conseil de Sécurité dont elle est l’un des cinq membres permanents, la CPI ne peut exercer cette compétence pour la guerre en Ukraine.
C’est donc une juridiction spéciale qui devra connaitre de ce crime ne pouvant être perpétré que par les principaux responsables politiques et militaires d’un Etat, puisqu’il ne concerne que ceux « effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un Etat ». Il est plus facile à imputer directement à ces hauts dirigeants qu’un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un crime de génocide qui, eux, lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une guerre, le sont le plus souvent par des subordonnés avec parfois une chaine de commandement trop opaque. Lorsqu’un gouvernant initie une guerre, il organise des réunions, prépare des plans, signe des ordres et fait souvent une déclaration solennelle devant les caméras relatant chacune des étapes de sa préparation, afin de justifier l’intérêt de l’intervention militaire qu’il a décidée. Ce faisant, il fournit les preuves de son implication dans le crime d’agression.
La seule question qui demeure est celle de la forme que prendra ce tribunal. Les Etats-Unis souhaitent la mise en place d’un tribunal hybride – ukrainien mais internationalisé – alors que la plupart des juristes se prononcent pour une véritable juridiction internationale sur le modèle de Nuremberg, légitimée par l’Assemblée générale des Nations Unies, et devant laquelle l’immunité peut être écartée avec certitude. À plusieurs reprises, par le passé, la Russie de Vladimir Poutine a elle-même voté pour que des dirigeants de diverses nationalités et de tous les continents puissent être jugés en dépit de leur qualité officielle. Ce fut le cas au procès de Nuremberg, dont le Statut précisait que « la situation officielle des accusés, soit comme chefs d’Etat, soit comme hauts fonctionnaires, ne sera considérée ni comme une excuse absolutoire ni comme un motif de diminution de la peine ». Ce fut le cas aussi, respectivement en 1994 et en 2002, lorsqu’elle autorisa – en tant que membre du Conseil de sécurité – la création du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et celle du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone (TSSL), dont les statuts comportaient, dans les deux cas, une disposition permettant de juger d’anciens dirigeants malgré leur immunité fonctionnelle. Ce fut le cas, enfin, lorsque, cette fois en tant que membre de l’Assemblée générale de l’ONU, elle vota la résolution de 2002 qui autorisait le procès des anciens dirigeants khmers rouges, chef d’Etat compris.
Reste que l’on peut se demander si Vladimir Poutine sera un jour arrêté, la même question que l’on posait avant que Milosevic ne soit interpellé chez lui par la police yougoslave. Accepter que Vladimir Poutine et les autres responsables de la guerre manifestement illégale menée en Ukraine bénéficie de l’impunité serait oublier les raisons pour lesquelles la justice pénale internationale a été créée, et pourquoi la compétence de la CPI pour le crime d’agression a été récemment activée. Ce serait fonder à nouveau l’ordre international sur la force et non sur le droit. ■
*auteure de « Peut-on juger Poutine ? » (Albin Michel).
1. Soit début des manifestations en Ukraine après la décision du Parlement et du Président de ne pas signer d’accord d’association avec l’Union européenne.
2. Le même jour, il a été annoncé que Maria Alekseyevna Lvova-Belova, commissaire présidentielle aux droits de l’enfant en Russie était aussi visée par un mandat d’arrêt.