Préparée de longue date, cette territorialisation des politiques de santé s’est accélérée après l’épidémie de Covid. Elle marque aujourd’hui un tournant dans un système de santé longtemps caractérisé par son centralisme, hérité des décennies d’après-guerre. Ce virage n’est pas sans ambiguïtés. Il exige que plusieurs glissements soient négociés collectivement.
Le territoire, nouvel ancrage des politiques de santé
De nombreuses initiatives, y compris parlementaires, ont récemment cherché à préciser les termes d’une régulation locale de l’accès aux soins. En témoignent les propositions de lois Valletoux ou Rist, la loi 3DS, le CNR-santé ou les expérimentations dérogatoires issues de l’article 51 de la Loi sur le Financement de la Sécurité Sociale 2018. Ces initiatives s’inscrivent dans un mouvement long, progressivement complété depuis la création des agences régionales de l’hospitalisation (1996) et la loi Hôpital Patients Santé Territoires (2009). Des dynamiques territoriales ont prévalu en matière de planification sanitaire et d’organisation hospitalière, avec la création de groupements hospitaliers de territoires (GHT), et plus largement en matière de santé à travers la création d’agences régionales de santé (ARS) aux compétences élargies au secteur ambulatoire, à la santé publique et au secteur médico-social, en lien avec les départements.
Au cours de la dernière décennie, la loi dite de « modernisation de notre système de santé » portée par Marisol Touraine en 2016, et la loi relative à l’organisation et la transformation du système de santé préparée par Agnès Buzyn en 2019, ont promu de nouvelles Communautés Professionnelles et Territoriales de Santé (CPTS), qui prennent aujourd’hui place à une échelle infra-départementale aux côtés de maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP). Elles contribuent à des pratiques professionnelles plus collectives. Avec d’autres structures, comme les Dispositifs d’appui à la coordination (DAC), elles rendent possible une transversalité hospitalière, ambulatoire et autour du domicile.
En 2020, l’épidémie de Covid a ébranlé ce fragile édifice. Tous les acteurs du système de santé ont pris conscience, en même temps que la population, de la fragilité de notre organisation territoriale des services de santé. Chacun a touché du doigt l’écart entre les politiques nationales et la vie quotidienne et a perçu l’importance de relations plus fluides et mieux adaptées aux spécificités des bassins de population. Entrés dans l’épidémie sous tension, le système de santé en est ressorti exsangue. Les élus, sollicités par leurs administrés, se sont impliqués dans des proportions inédites sur les questions de santé et ont réalisé à quel point la santé était loin d’être une affaire de spécialistes, susceptible d’être déléguée aux seuls professionnels. C’est dans ce contexte que se pose la question de nouvelles compétences des collectivités territoriales en santé.
Un tournant historique
En réalité, ce n’est pas d’hier que les collectivités disposent de compétences en santé, souvent acquises dans des contextes épidémiques, au temps du choléra ou de la grippe espagnole. Les communes disposent d’un pouvoir de police sanitaire et d’un devoir d’alerte. Elles peuvent proposer des aides à leurs administrés ou aux professionnels. Certaines contractualisent avec l’Etat dans le cadre de contrats locaux de santé (CLS). Parallèlement les départements ont des compétences en matière de protection maternelle et infantile et de vieillissement. Certains conseils régionaux s’impliquent sur des questions de santé. A géométrie variable, le spectre des compétences, et plus encore des relations entre collectivités et avec d’autres politiques publiques, comme le logement, le transport, l’environnement ou les écoles restent à spécifier. C’est l’enjeu des débats en cours.
En matière de santé, la montée en charge des territoires intervient après une longue phase de centralisation, assumée depuis les années 1960, lorsque se déployaient une meilleure solvabilisation des dépenses par la Sécurité Sociale et des programmes d’équipement hospitalier après la réforme Debré créant les CHU en 1958. Cette accélération du centralisme intervenait après un mouvement plus ancien de planification nationale de « l’armement hospitalier », entamé après la défaite de 1870. Avant cette période, la santé était à dominante locale et municipale, héritière de l’Ancien Régime et de la prise en charge confessionnelle d’une population à dominante rurale. Le médecin de campagne sillonnant les routes en toute saison reste une figure emblématique de cette époque où des malades sédentaires étaient pris en charge à domicile, souvent in extremis et sans trop d’espoir.
Derrière la territorialisation, quatre glissements à prendre en compte
Aujourd’hui, le retour aux territoires ouvre une nouvelle page, sans référence possible à ses versions antérieures ni au centralisme ancré dans le droit et les pratiques. Pour en baliser les enjeux, quatre glissements méritent d’être considérés.
Le premier voit l’émergence de nouveaux espaces intermédiaires, situés entre les échelons nationaux ou étatiques, comme les ARS, et les territoires. Par le haut, les pouvoirs publics disposent de capacités territoriales, souvent sous-utilisées en termes stratégiques, comme les délégations départementales des ARS ou les caisses primaires d’assurance maladie. Parallèlement, les professionnels remontent d’un cran dans leur organisation, à travers des pratiques plus collectives. La jonction entre les deux reste à inventer.
Le deuxième glissement est celui d’un passage du soin à la santé. A l’échelon territorial, les élus sont interpelés face aux difficultés d’accès aux soins. Ils savent aussi que la santé dépend d’autres politiques publiques, auxquelles ils concourent en matière de logement, de transport, d’environnement ou d’urbanisme. C’est là que se gagne l’amélioration à venir des états de santé. Les collectivités parviennent d’autant mieux à introduire plus de transversalité qu’elles ne sont pas entravées, comme à l’échelon national, par des frontières bien gardées entre ministères. A l’échelon local, la santé entre « dans toute les politiques », pour reprendre le fameux slogan de l’OMS.
Le troisième glissement traduit un passage d’actions administratives, élaborées selon des critères techniques, à des actions politiques débattues par des majorités politisées. Les politiques locales de santé prennent des couleurs partisanes. Ancrées dans une tradition sociale, certaines collectivités mettent en avant leurs services municipaux de santé, autour de Paris par exemple. D’autres privilégient des enjeux environnementaux. D’autres encore de nouvelles infrastructures, sportives par exemple. Longtemps non partisanes, les politiques de santé deviennent politisées.
Le quatrième glissement est celui d’un passage de la démocratie sanitaire, introduite il y a une vingtaine d’année, et associée à la participation de patients et d’associations, à la démocratie locale, animée par des élus et des élections. En même temps que les enjeux locaux de santé se politisent, ils questionnent les instances de démocratie sanitaire, souvent empêtrées dans un formalisme administratif, malgré la vitalité des acteurs locaux.
Ces changements apportent un vent frais. Mais ils ne sont pas sans risques. L’émergence de compétences territoriales en santé peut facilement déboucher sur des guerres de clochers et des postures politiciennes. L’épidémie de Covid19 l’a amplement montré. Ces débats peuvent aussi favoriser des concurrences préjudiciables en matière de ressources humaines ou financières. Au fil du temps, des inégalités, déjà importantes, peuvent s’accroître d’un territoire à l’autre, sans être compensées. Ces enjeux débouchent sur des articulations inédites entre sources de légitimité, qu’elles soient électives, nationales ou locales, administratives ou professionnelles. De nouveaux équilibres rendent possible les politiques locales de santé, à condition d’en organiser les dynamiques mouvantes et variées d’un territoire à l’autre. Le temps est venu d’en débattre et de préparer d’éventuelles évolutions. En juillet, le Sénat n’était pas l’endroit le moins indiqué y réfléchir ! ■