Comparativement à d’autres domaines comme le commerce, la banque, ou l’assurance, le monde de la santé accuse un retard dans l’utilisation du numérique. La prise de conscience tardive de la nécessité d’un virage numérique, le manque d’investissement dans l’innovation, et l’hyperspécialisation des besoins métiers ont contribué à ce retard. Les systèmes d’information se sont développés de manière anarchique, aboutissant à une architecture déstructurée, composée de milliers de logiciels en silos non communicants. En miroir avec la dispersion du parcours de soin, l’information est fragmentée dans des systèmes peu ergonomiques, engendrant une pénibilité importante pour les professionnels de santé et une perte de chance pour les patients. Plusieurs pistes peuvent améliorer un redéploiement ordonné du numérique en santé.
Premièrement, le système doit être réorganisé autour du patient qui en est le maillon essentiel. Paradoxe notoire, les principaux intéressés sont ceux qui surmontent les plus grandes difficultés pour accéder à leurs propres informations. Un accès aisé et unifié à un dossier médical unique et partagé (MonEspaceSanté) est un gage fort d’autonomisation et de responsabilisation. Il permettrait aux patients d’être acteurs de leur santé, d’y colliger les calendriers de dépistage, surveillance, suivi, et de recevoir des alertes. Ils pourraient bénéficier de programmes d’accompagnement personnalisés (activité physique, surveillance post opératoire, adhérence aux médicaments etc…), et recevoir des informations médicales provenant de sources fiables. Enfin, son interconnexion avec des dispositifs connectés permettrait d’améliorer la quantité et la qualité du recueil d’information et de limiter le temps et les déplacements via des systèmes de télémonitoring et télésurveillance. L’accès au numérique en santé comporte aussi la promesse d’une standardisation des soins. L’analyse et l’interprétation d’images radiologiques, de lames de biopsies, de photos de dermatologie grâce à des systèmes utilisant l’intelligence artificielle peuvent lisser ainsi une partie des inégalités territoriales. L’accès à l’innovation ou aux centres de références peut être démocratisé par l’identification centralisée de pathologies ou conditions médicales rares.
Deuxièmement, le numérique en santé doit servir les soignants. Un dossier unique permet de leur redonner un temps précieux perdu à chercher l’information. La réalité virtuelle et la réalité augmentée assistent le chirurgien dans la planification de son intervention. Les systèmes d’aide à l’interprétation/prescription guident les médecins dans un contexte clinique qui se complexifie. Les tâches à valeur ajoutée nulle disparaissent : les tâches administratives sont automatisées, les tâches de collecte sont réduites au strict minimum, la ressaisie d’information (poids, taille, pression artérielle, etc…) diminue drastiquement grâce aux dispositifs connectés.
Enfin, le numérique doit donner au système de soins l’agileté nécessaire pour s’adapter aux crises successives qu’il traverse. La pandémie COVID, la saturation des services d’urgences, et les pénuries récentes de médicaments essentiels comme les antibiotiques sont des cas d’usage illustrant l’absolue nécessité d’une orientation des patients en temps réel et d’une gestion des flux de populations pour un pilotage efficace du système de soins.
Les données issues de ces systèmes numériques de santé sont en croissance exponentielle mais la France accuse un retard dans leur exploitation.
Le premier frein est leur complexité et leur hétérogénéité. Elles différent par leur type et leur format (données démographiques, cliniques, radiologiques, biologiques), par leur source (hôpitaux, cliniques, données de médecine, biologie ou pharmacie de ville), leur finalité (économique pour les données de remboursement ; veille sanitaire pour les données de pharmacologie). Elles sont de qualité et d’exhaustivité inégales. Enfin, l’absence de standardisation des normes biologiques, la classification imparfaite de certaines maladies, la variabilité interindividuelle des diagnostics et la variabilité technique des appareils ajoutent une complexité supplémentaire.
Le deuxième frein majeur est leur difficulté d’accès. Les risques de réidentification et de mésusage ont justifié la mise en place de verrous infranchissables, de gouvernances obscures et discrétionnaires opérant dans une temporalité incompatible au maintien de la compétitivité. La prétendue protection des patients est un leurre à plusieurs titres : (i) ces verrous ciblent les propres acteurs d’un système qu’ils cherchent à améliorer (soignants / médecins / chercheurs), tandis que la menace principale extérieure représentée par les actes malveillants de cybercriminalité n’est pas levée par ces barrières ; (ii) les patients sont les premières victimes du manque d’exploitation d’un système qui héberge les éléments déterminants de leur survie.
Des solutions existent pour exploiter et valoriser ces données de santé. La France a construit un système agrégeant l’ensemble des données médico-administratives des citoyens Français, le Système national des données de santé (SNDS), qui chaine entre autres les données des hôpitaux et établissements de santé, les registres des causes médicales de décès. Cet outil permet de retracer de manière exhaustive les parcours de soins de la quasi-totalité de la population Française et constitue un socle solide sur lequel agréger des informations complémentaires. Au niveau local, les systèmes d’informations sont en cours de modernisation et d’harmonisation dans le cadre du Ségur du Numérique en santé, un investissement inédit de 2 milliards d’euros pour soutenir le développement du numérique en santé en France.
Nous devons faciliter l’accès aux données de santé et faire du partage la règle, et de la propriété l’exception. Les organisations imposant des fardeaux administratifs et règlementaires excessifs et dissuasifs sont coupables de non-assistance à personne en danger. Ces postures bureaucratiques entravent l’innovation et la recherche, et vont à l’encontre de l’intérêt des patients. Cette normalisation de la culture du « laisser trainer » met en danger la vie et la santé des citoyens. Combien d’affaires du Médiator sont ignorées ? Combien de patients sont opérés dans des centres où leur risque de mourir est augmenté ? Combien de patients sont privés des traitements efficaces que l’exploration des données aurait pu identifier ? Il est urgent d’opérer un choc de simplification des procédures pour faciliter l’innovation et la recherche tout en assurant la sécurité et la protection des individus. L’imposition de délais et le monitorage des indicateurs de refus des structures autorisant les accès et/ou fournissant les données sont des mesures simples à implémenter. Enfin, nous devons promouvoir la culture de la donnée et de l’open source dans le secteur de la santé, qui font converger le bénéfice direct individuel du patient et l’intérêt collectif.
Ces mesures peuvent contribuer à promouvoir une réutilisation large et efficace des données, dont la valorisation représente un gain estimé à 7,3 milliards d’euros par an (1). La volumétrie disponible permettrait de détecter des signaux faibles, des évènements exceptionnels, ou d’étudier en profondeur de groupes de patients atteints de maladies rares. Le bénéfice d’une stratégie thérapeutique serait évalué en vie réelle sur l’exhaustivité de la population. Les modélisations de l’impact d’une drogue ou d’une intervention chirurgicale sur un jumeau numérique guideraient la planification d’une opération, ou d’un essai clinique. Les observatoires dynamiques révèleraient en continu la photographie instantanée du système de soins et de l’état de santé de la population. Les analyses médico-économiques aideraient à déterminer la pertinence des soins, et celle des géo-données permettrait d’optimiser les coûts et l’empreinte carbone des parcours de soin.
La valorisation des données de sante passera par l’interaction entre experts métiers et spécialistes du monde du numérique. Les profils ayant une expertise mixte en santé d’une part ; et en informatique, sciences de la donnée, et intelligence artificielle d’autre part, n’existent que trop rarement et doivent émerger rapidement. Ceci nécessite des refontes des études de santé intégrant le numérique, ainsi qu’un développement de filières santé dans les cursus ingénieurs et informatiques. Un plan de formation continue doit aussi accompagner les professionnels de santé actuellement en exercice, peu habitués aux technologies digitales. Enfin, des modèles innovants de création d’écoles formant des experts en informatique appliquée à la santé, sur le modèle de l’Ecole 42, pourraient représenter une solution efficace pour générer rapidement des talents capables de mener la révolution numérique du système de santé.
La France possède tous les atouts pour poursuivre la transformation de son système de santé grâce aux données et au numérique, et a la capacité de devenir un acteur de référence de la donnée de santé sur la scène mondiale. Cette réussite dépendra de la simplification du cadre administratif et règlementaire, du changement culturel de la population et des soignants, et de la rapidité de la prise de conscience d’investir massivement dans ce domaine pour retrouver un système de soins longtemps considéré comme le meilleur du monde. ■
* Tribune parue dans la Revue Horizon 2023.
1. Etude Cabinet Veltys pour le Health Data Hub (juillet 2022).