“Nous venons de faire une promenade au bord du gouffre” lâche choqué Jérôme Durain (SER), le président de la commission à l’issue de l’audition des magistrats marseillais qui s’est tenue le 5 mars dernier au Sénat. Une « promenade » marseillaise qui a laissé les membres de la commission sans voix. La réalité de ce qu’ils ont entendu va bien au-delà de ce que la fiction imagine parfois. En 2023, avec une cinquantaine de morts et 123 blessés, le nombre d’assassinats et de tentatives d’assassinat liés aux stupéfiants a explosé, ont rappelé les magistrats auditionnés. Des chiffres effrayants qui font craindre à Isabelle Couderc, la vice-présidente du pôle criminalité organisée de la JIRS de Marseille « que nous soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille ». Une guerre qui « est asymétrique entre l’Etat, en situation de vulnérabilité, et des trafiquants qui disposent d’une force de frappe considérable sur le plan des moyens financiers, humains, technologiques et même législatifs » confirme sans se cacher derrière son petit doigt Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire de Marseille. Au fil du temps, la cité phocéenne est ainsi devenue « l’épicentre du phénomène national » du trafic de drogue. D’une seule voix, ils n’hésitent même plus à désigner Marseille comme une « narcoville ».
Les témoignages sans fard de ces magistrats sont brutaux. Ils décrivent notamment la violence des réseaux sociaux qui montrent en ligne des jeunes gens torturés dans des caves et parfois même exécutés ou l’incendie du local d’un expert judiciaire. Mais au-delà de ces images choquantes, les magistrats n’ont pas non plus hésité à évoquer la corruption dite « de basse intensité » qui sévit à Marseille, facilitée par les « moyens financiers infinis » des narcotrafiquants. Policiers, greffiers, agents pénitentiaires, le phénomène ne cesse d’augmenter déplore Nicolas Bessone, le procureur de la République. Une « réflexion sur l’hypothèse de cabinets d’instruction qui pourraient être sujets à beaucoup d’annulations de procédures est en cours » indique alors le magistrat qui estime, faussement naïf, que « cela pourrait être dû à l’incompétence mais aussi à la corruption ». Et de préciser que deux enquêtes sont actuellement en cours visant des greffiers soupçonnés de renseigner les narcotrafiquants.
Isabelle Couderc a également profité de son audition pour aborder la délicate question de la rémunération des avocats de ces trafiquants de drogue du haut de la pyramide tranquillement planqués aux Emirats arabes unis, au Maghreb, en Espagne ou aux Pays Bas, menant grand train tout en s’occupant à distance de leurs petites affaires et payant à grand frais plusieurs avocats « et non des moindres » en cas de mise en cause. « Les délinquants paient très cher une défense qui ne va pas se battre sur le fond du dossier mais sur la procédure, avec en ligne de mire la détention, en multipliant les plaintes contre les juges d’instruction, les remises en cause systématiques de certains actes d’enquête, et utilisent des stratagèmes pour obtenir une remise en liberté » pointe la magistrate qui aimerait alors voir le législateur « encadrer de manière plus contraignante la possibilité de recours ».
La détention justement. Elle est devenue aujourd’hui un « véritable problème » constatent amèrement les magistrats marseillais. « Elle ne met plus fin aux activités des têtes de réseau, Même avec dix mandats de dépôt criminel, ils continuent à commanditer des assassinats ou gèrent leurs points de deal comme s’ils étaient à l’extérieur » se plaint Isabelle Fort, cheffe de la division de lutte contre le crime organisé du parquet de Marseille qui raconte aux sénateurs que récemment la sonorisation d’un cellule avait permis d’enregistrer un ordre d’assassinat.
Aussi pour ces experts, pour éviter un phénomène de contagion il importerait de séparer en prison les narcotrafiquants des détenus ordinaires. « Le régime pénitentiaire de la détention provisoire est inadapté à ce type de public » juge Nicolas Bessone. « La conséquence, c’est que nous assistons à une mexicanisation avec des bandes de criminels qui se retrouvent à la maison d’arrêt d’Aix et au centre pénitentiaire des Baumettes et poursuivent derrière les barreaux de ce qu’il se passait à l’extérieur. Nous avons eu deux assassinats et une tentative d’assassinat il y a une dizaine de jours » raconte-t-il à des sénateurs estomaqués. Une situation qui justifierait la mise en place d’un « régime carcéral très dur, sous forme de quartiers de sécurité où ils ne puissent avoir aucune communication avec l’extérieur » comme cela existe dans d’autres pays, aux Etats-Unis, en Italie. « Sinon on est dépassé » conclut-il.
Pour (tenter de) gagner cette guerre, en plus d’une augmentation des moyens financiers et humains, ils proposent aussi la création de cours d’assises spéciales pour juger les narcotrafiquants. « Qui, aujourd’hui, ferait juger les actes terroristes par des non-professionnels, des jurés ordinaires ? Les gens ont peur, il y a la menace dans ces audiences » note le procureur Bessone. Une peur qui gagne aussi les rangs de la justice. « J’avais questionné les juges d’instruction, il y a deux ans, sur la question de leur propre sécurité. Ils m’avaient dit qu’ils ne ressentaient aucun risque réel » raconte le procureur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui confesse-t-il avant de se rappeler qu’à « Marseille, personne n’a oublié la figure emblématique de Pierre Michel », juge d’instruction assassiné en octobre 1981 par des trafiquants d’héroïne.
Finalement, au vu de l’ampleur de la tâche, les magistrats, siège et parquet réunis ont plaidé pour un grand « plan Marshall » de lutte contre le narcotrafic à Marseille, « à l’image de l’engagement contre les violences intrafamiliales, car il y va de notre Etat de droit et de la stabilité républicaine ». ■
*Nicolas Bessone, Procureur de la République ; Isabelle Couderc, Vice présidente du tribunal judiciaire de Marseille, chargée de la coordination de la section « JIRS Criminalité organisée » de l’instruction ; Isabelle Fort, Procureure adjointe de la République responsable du service « JIRS Criminalité organisée » au parquet, Olivier Leurent, Président du tribunal judiciaire de Marseille.
En 2023, le narcotrafic a fait une cinquantaine de morts et 123 blessés.
En visite « surprise » à Marseille à l’occasion d’une opération « Place nette » contre le narcotrafic le 19 mars, Emmanuel Macron a annoncé le lancement d’une « opération sans précédent » dans la cité phocéenne intitulée « Place nette XXL ». Cette opération qui devait durer trois semaines avait pour finalité de « porter un coup d’arrêt aux trafics de drogues ». En deux jours, elle avait déjà permis l’interpellation de 91 personnes, la saisie de 4 armes et de 98 munitions mais aussi de 385 000 euros en liquide ou en avoirs, 12 véhicules, 8,7 kg de cannabis et 339 g de cocaïne. « Nous frapperons sur tous les fronts, nous allons taper les dealers au porte-monnaie et bloquer leurs avoirs » déclarait au même moment à l’Assemblée le premier ministre Gabriel Attal. Un lancement en fanfare qui fait suite aux arrestations récentes en France et au Maroc de plusieurs membres des deux principaux gangs marseillais - « DZ Mafia » et « Yoda » – qui se disputent le contrôle du trafic de drogue à Marseille.
Lancé en grand pompe le 2 septembre 2021 par Emmanuel Macron, le Plan « Marseille en grand » fait l’objet d’un rapport de la Cour régionale des comptes en PACA. Révélé par le site Marsactu, le rapport provisoire – le temps aux collectivités et services de l’Etat concernés d’y apporter des commentaires -, pointe les faiblesses d’un plan à cinq milliards d’euros. « ’Marseille en grand’ souffre d’un défaut majeur de formalisation ». Ce « catalogue de mesures », sans « vision cohérente et intégrée du développement du territoire » « ne s’appuie sur aucun autre document que la transcription du discours par lequel le président de la République l’annonce » regrettent les magistrats. C’est « un plan multithématique et multi-acteurs, dont la cohérence générale peut être difficile à appréhender » et qui s’apparente davantage à « un label » est-il écrit. Or, pour la cour régionale, ce plan nécessiterait « un cadre contractuel définissant ses périmètres, ses objectifs, ses calendriers et les méthodes mises en œuvre ».
Fort de ce constat, le député marseillais LFI Sébastien Delogu a dit vouloir la création d’une commission d’enquête sur le Plan.