“Submersion”. Le mot jeté par le rapporteur en ouverture de la conférence de presse fait froid dans le dos. C’est pourtant « l’image qui s’impose pour décrire le phénomène auquel la France est aujourd’hui confrontée ». « Le trafic s’infiltre partout, avec pour corollaire une violence exacerbée » constatent lucidement des élus éreintés par six mois d’enquête et cent cinquante-huit auditions. « Comme un flot qui monte inexorablement, le trafic semble toujours trouver un moyen de s’infiltrer » poursuivent-ils amèrement. Car loin d’être seulement le fait des bandes organisées étrangères, l’extension du trafic de stupéfiants est également aujourd’hui le fruit de groupes français structurés et dangereux « qui agissent sans aucune limite financière, territoriale ou dans l’exercice de la violence ».
Avec l’explosion simultanée de l’offre et de la demande, plus aucun territoire, plus aucune catégorie sociale ne sont épargnés. « Le narcotrafic a gagné les villes moyennes – voire petites – et les zones rurales. Certains territoires se trouvent, dans le même temps, submergés par une arrivée récente et massive de cocaïne, en particulier le port du Havre et les Outre-mer (Guyane et Antilles) » expliquent-ils. Les élus décrivent ces territoires jusque là épargnés qui servent aujourd’hui de bases de repli, de zones de stockage et de nouveaux lieux à fournir. Avec pour corollaire « une flambée de violence particulièrement spectaculaire et inquiétante faisant parfois vivre aux citoyens de véritables scènes de guerre ». Cette violence « débridée » est largement décrite par la commission qui s’inquiète de voir qu’elle ne touche plus seulement les chefs de réseaux mais aussi les délinquants de moyenne envergure, ceux qui sont accusés de « gêner » l’activité criminelle ou ceux qui dénoncent les méfaits des trafiquants, mais aussi des « petites mains ». Cette violence extrême rejaillit sur l’espace public faisant vivre à la population un « enfer ». « C’est dans cette ambiance d’ultraviolence que les narcotrafiquants arrivent à prendre le pouvoir dans certains immeubles, quartiers ou territoires ».
Les sénateurs s’alarment également « de l’émergence, encore embryonnaire mais non moins inquiétante, de la corruption des agents publics et privés ». Et les élus d’enfoncer le clou : « Le phénomène corruptif est actuellement sous-estimé ». Si l’on est encore loin de la situation vécue dans certains pays d’Europe ou d’Amérique du Sud, il ne faut pas baisser la garde et rester vigilants face à des narcotrafiquants qui ne s’interdisent plus rien pour arriver à leurs fins. « La France se situe (…) à un point de bascule : il faut agir maintenant pour circonscrire la contagion » estime le rapporteur.
Le rapport poursuit encore son triste constat avec la question des mineurs de plus en plus nombreux sur les points de deal et pour qui la prison ne fait plus peur, elle ferait même partie des « risques du métier » qui n’entraveraient que marginalement la carrière criminelle. Voire pas du tout puisque le trafic se poursuit souvent depuis la cellule avec entre autres la présence massive de téléphones portables en prison. « Comment expliquer que le brouillage ne paraisse pas complètement opérationnel dans des établissements pourtant équipés de matériels fixes ? » questionne la commission pour qui « Il est urgent que la lumière soit faite sur ces sujets et que l’incarcération redevienne capable de mettre les narcotrafiquants hors d’état de nuire ».
Face à la marée montante du narcotrafic, les forces répressives – police, justice, douanes – « ne sont pas suffisamment outillées » enchaînent les sénateurs. Lutter contre le narcotrafic, c’est comme « vider l’océan à la petite cuillère » résume le rapporteur qui pointe des « failles béantes » dans le dispositif répressif qui « sont autant d’opportunités pour des narcotrafiquants qui savent en tirer le meilleur profit ». Et le voilà tirer à boulets rouges sur une « autorité judiciaire débordée malgré des renforts par à-coups » et sur une coopération internationale « défaillante ». « Malgré d’indéniables réussites, notamment en Colombie, des blocages persistent avec des interlocuteurs, comme le Maroc et surtout Dubaï, dont la volonté de coopération contre le trafic de drogue est à tout le moins limitée » s’agace le sénateur. Que dire encore des services d’enquête « démunis » tant capacitairement que technologiquement. Que dire enfin de la lutte contre les flux financiers issus du trafic de stupéfiants ? Avec la confiscation des avoirs criminels, cela devrait constituer le nerf de la guerre contre le narcotrafic. « Pourtant, en dépit de cet objectif partagé et maintes fois réitéré, les moyens juridiques et humains ne sont pas à la hauteur d’un blanchiment endémique » (1).
Aussi où que l’on regarde, la situation apparaît comme désespérée.
Pour une réponse à la hauteur de la menace, la commission d’enquête fait feu de tout bois avec ses 35 propositions. Elle recommande de faire de l’office antistupéfiants (Ofast) « le vrai chef de file de la lutte contre le narcotrafic » – ce qu’il n’est qu’en titre jusqu’à présent – et de le repenser comme une « DEA à la française ». Il faudra également veiller à recentrer l’Office sur son cœur de métier, à savoir la poursuite des trafiquants du « haut du spectre » et à renforcer ses moyens (avec notamment la création d’une direction technique autonome).
Autre piste évoquée par la commission et déjà défendue par le ministre de la justice, la création « indispensable » d’un parquet national antistupéfiants (Pnast). Le Pnast, acteur national et centralisateur, aurait pour compétence la lutte contre le narcotrafic du « haut du spectre » ; il disposerait d’un monopole sur la gestion des « repentis » et des futurs informateurs « civils » dont la commission d’enquête propose la création. La commission recommande encore de durcir la procédure pénale, avec notamment la création d’un dossier « coffre » pour les techniques spéciales d’enquête les plus sensibles afin qu’elles ne soient pas accessibles aux avocats des narcos.
Quant à la corruption, la commission suggère notamment une modification de l’organisation du travail visant à rendre matériellement impossible la corruption des agents publics (travail en binôme, turn-over régulier, postes de travail tournants…) mais aussi un recours renforcé aux enquêtes administratives concernant les agents publics, « qui doivent devenir systématiques et régulières selon la sensibilité des fonctions exercées, avec en complément des enquêtes patrimoniales périodiques pour les agents particulièrement exposés au risque corruptif en lien avec la criminalité organisée ».
Funeste hasard. Le jour même de la présentation à la presse du rapport de la commission d’enquête, un fourgon pénitentiaire transportant un trafiquant était attaqué dans l’Eure faisant deux morts et plusieurs blessés chez les agents. ■
1. « Alors que le trafic représente chaque année 3,5 Mds e, en fourchette basse, et qu’il constitue le marché criminel le plus important en valeur dans notre pays, les saisies qui en découlent ne représentent que 14 % du total des saisies opérées par la police et la gendarmerie en 2023, soit à peine 117 millions d’euros ».
Les opérations “place nette” : de la poudre aux yeux ?
Le rapport juge sévèrement les opérations « place nette ». Entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024, 473 opérations « place nette » ont été menées avec des résultats « pour le moins limités » : « les saisies de drogues autres que le cannabis sont très faibles – moins de 40 kilogrammes pour la cocaïne –, à peine quelques millions d’euros saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés ». Si on se limite aux seules opérations « place nette » dites « XXL », les résultats ne sont pas meilleurs, « avec à peine 18 kilogrammes de cocaïne saisis ». Les résultats judiciaires apparaissent également « décevants » aux yeux des sénateurs : sur la période précitée, 728 personnes ont été déférées, « ce qui est particulièrement faible pour des opérations qui – par nature – visent soit des « cibles judiciaires » pré-identifiées » soit des cas de flagrance.