Les politiques, les journalistes et la plupart des « experts » politistes et constitutionnalistes ont ainsi été très affairés à dire, à s’opposer ou à se dédire à propos de ce qui serait constitutionnel et de ce qui ne le serait pas. Dans les éditoriaux et sur les antennes radio et télévisées, les journalistes se sont fait constitutionnalistes du dimanche, les « experts » du droit ont exprimé le sentiment de servir – enfin - à quelque chose, dans une forme de brouhaha plus ou moins bien restitué par les fils des réseaux sociaux, où l’on y retrouvait d’ailleurs les mêmes acteurs. Chacun y est allé de son avis sur les différentes règles constitutionnelles et les pratiques qu’elles sont censées encadrer. La pratique politique elle, a s’est faite sur le dos des experts, le plus souvent pour obtenir un certificat de légitimité, quand elle n’a pas éperdument ignoré les opinions ou conseils dispensés.
Depuis deux ans, ce « jeu » d’acteurs autour de la constitution est récurrent. Les questions constitutionnelles se succèdent, dont un petit rappel n’est pas de trop pour comprendre que, chaque fois, le débat retombe, et, comme on dit, « ça passe », et on passe à autre chose, et à de nouvelles pratiques, sans aucune autre résolution à propos du problème constitutionnel qui s’est posé que la détermination de la pratique politique à faire fi de la règle constitutionnelle. Pouvait-on fixer l’âge légal de départ à la retraite par un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificative et sa procédure spéciale prévue à l’article 47-1 de la Constitution, permettant de se passer du vote des assemblées ? Peu importe, c’est passé ! Pouvait-on cumuler l’usage de cette procédure avec celui du vote bloqué devant le Sénat (article 44 alinéa 3) et de l’engagement de la responsabilité sur le vote du texte devant l’Assemblée nationale (article 49 alinéa 3) ? Peu importe, c’est passé ! La présidente de l’Assemblée nationale pouvait-elle rejeter la proposition d’amendement parlementaire de réforme de l’âge légal de départ à la retraite, admise par le président de la Commission des finances (article 40 de la constitution) ? Peu importe, c’est passé ! Pouvait-on faire adopter un texte en arguant spécifiquement du caractère inconstitutionnel de certaines de ses dispositions, prétextant de la mission spécifique impartie au Conseil constitutionnel ? Peu importe, c’est passé. Le Président de la République pouvait-il fixer la date des élections législatives en Outre-mer 19 jours après la parution du décret de dissolution (article 12 de la Constitution) ? Peu importe, c’est passé ! Le Président de la République peut-il refuser la démission de son premier ministre et celui-ci est-il obligé par ce refus (article 8 de la Constitution) ? Peu importe, c’est passé ! Les ministres en exercice d’un gouvernement déclaré démissionnaire pouvaient-ils participer comme récents élus à l’Assemblée nationale à un acte de cette assemblée, en dépit de l’incompatibilité juridique entre les deux fonctions (article 23 de la Constitution) ? Peu importe encore, c’est passé !
Il y a toujours eu des querelles interprétatives à propos de la constitution, mais peut-être que le cumul de ces querelles depuis deux ans devrait nous alerter, non pas spécialement sur l’obsolescence des institutions de la Vème République - ont-elles jamais été utiles pour la communauté politique toute entière ? -, mais sur les représentations que l’on a des règles constitutionnelles : à quoi servent-elles vraiment ? S’il existe bien actuellement un chaos dans les usages et les interprétations de la constitution, il faudrait se garder en effet de penser qu’il s’agit d’un changement aussi soudain que brutal dans la manière de se représenter la constitution et les règles constitutionnelles. L’incontestable indécence de la pratique politique actuelle prend sa source dans les constructions théoriques et politiques forgées depuis longtemps par les experts et les promoteurs du droit constitutionnel. Si nous nous représentons aisément la constitution comme une sorte de pacte politique et social entre les membres de la communauté politique et le pouvoir politique, il n’en reste pas moins que dès qu’il s’agit de penser précisément le texte constitutionnel, pour l’écrire, le modifier, l’interpréter ou l’appliquer, il devient alors dans nos esprit un document purement « technique », à propos duquel nous ne saurions rien dire en l’absence d’un savoir spécifique. La constitution serait ainsi une pure technique, dont les « experts » seuls auraient le secret de sa logique, et dont ils auraient ponctuellement à délivrer le sens auprès des politiques, des journalistes et du grand public. Les journalistes n’ont eux-mêmes de cesse de leur demander si tel ou tel article de loi, telle ou telle interprétation ou telle pratique, sont conformes ou non conformes à notre texte constitutionnel, et les experts de répondre à ces demandes. Pour quel résultat ?
A toutes les questions, les « experts » offrent des réponses différentes, en fonction souvent d’intérêts distincts ou de réelles divergences de vue sur la règle en question. Cela donne à voir que, en matière constitutionnelle, tout peut être dit et son contraire, parfois par les mêmes, ou à des moments différents. Additionnées, les demandes « techniques » à propos de la constitution confinent même à l’injonction : il faut y répondre ou passer notre tour. Pas de place véritable pour autre chose. Si, par exemple, il ne me semble pas pertinent de répondre à la question de savoir si telle ou telle loi a des chances d’être ou de ne pas être censurée par le Conseil constitutionnel, parce que ma réflexion et mon travail m’ont conduite à établir que cette institution n’offre aucune crédibilité au plan de ce qu’on imagine être la « justice constitutionnelle », cet argument ne figure jamais dans l’article du journaliste, qui ignore, en quelque sorte délibérément, la question fondamentale de la légitimité de l’institution, pour y substituer les fables véhiculées à son propos. Mais il est vrai qu’on trouve toujours suffisamment d’experts, presque tous même, pour alimenter les fables et l’idéologie technicienne, quasi-mécanique et surtout non critique de la constitution, même si la pratique montre chaque jour l’intérêt qu’il y aurait à adopter une autre vision de la constitution. Car, de fait, ces représentations de la constitution bénéficient aux institutions qu’elle légitime, sans considération pour leurs pratiques, et neutralisent ainsi la portée du droit censé les encadrer. La compréhension technique de la constitution et le chaos interprétatif qui s’ensuit entraînent une forme de capacité illimitée des acteurs en position d’imposer leur interprétation, à faire ce qu’ils veulent, se parant de la légitimité de leur position, et trouvant toujours chez tel ou tel expert la clé interprétative de leur pratique. Pas de limite donc. Dans son entretien télévisé au mois de décembre 2023, le Président de la République française, pour justifier l’adoption d’amendements législatifs notoirement contraires à la constitution, a ainsi déclaré que, la constitution, « ce n’est que de la technique ».
S’il nous semble que la constitution est dévaluée par le politique aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une déformation, voire d’une trahison, de ce que racontent les experts : ceux-ci, peut-être à leur corps défendant, ont de longue date parfaitement bien préparé et entretenu le terrain, nourri une représentation de la constitution qui ne pouvait qu’aboutir à ce qui se passe aujourd’hui. Je trouve résolument monstrueux que nombre d’experts politistes et constitutionnalistes se réjouissent aujourd’hui d’être autant sollicités par les médias et les groupes politiques, aux fins de délivrer leur bonne parole, tenants qu’ils sont d’un pseudo-savoir, dont la caractéristique est qu’il s’est construit et dispensé à bonne distance de considérations proprement humaines et « politiques », c’est-à-dire en lien avec la vie de la cité. Les constitutions s’écrivent depuis 250 ans dans l’intention affichée de limiter le pouvoir et de reconnaître les droits et libertés de tous les membres du corps politique, mais ce que nous en faisons ignore cette philosophie, tout en se nichant dans la légitimité qu’elle offre : qui ne voudrait pas en effet, pour l’espace politique, d’un pouvoir limité et respectueux des droits et libertés ? C’est, prétend notre histoire, le principe des constitutions écrites. Voilà ce qui s’apprend et se distille depuis notre enfance, à l’école, dans les médias et dans la littérature scientifique même, indépendamment de ce que l’écriture des constitutions a effectivement apporté à nos sociétés politiques. Ainsi que je l’explique dans un livre à paraître cet hiver aux éditions Amsterdam sur les motivations de l’écriture des constitutions, les représentations à leur propos et leurs usages, considérer la constitution comme une pure technique, comme un ensemble de procédures sur lesquelles ergoter, implique de penser la règle juridique en la coupant de ce pourquoi elle est censée avoir été instituée. Nous ne nous interrogeons guère plus sur les raisons pour lesquelles un corps politique souhaite limiter l’exercice du pouvoir et de quelle manière. Nous acceptons à la place l’idée que toute constitution est une ressource politique qui confère un « bonus » aux institutions dont elle permet l’action : les termes sont la plupart du temps analysés sans considération pour la philosophie de la limite. Chaque personne, organe, élu ou autorité qui se trouve à un moment donné en position d’imposer son interprétation, serait ainsi seulement tenue par les formes que la règle impose ou n’impose pas (délai, procédure à suivre, etc.), mais pas par l’idée qui préside à l’existence de la règle. Une conception chétive de notre droit constitutionnel livré comme vérité dans l’espace public donc, permettant aux uns d’en tirer profit et aux autres de s’en offusquer, bref, assurant que le spectacle continue ! ■
*Autrice de La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel (Amsterdam, 2023) et animatrice du blog wwwledroitdelafontaine.fr