La même année qu’était signé le célèbre édit de Villers-Cotterêts, en août 1539, riche de cet article 111 stipulant « de prononcer et expedier tous actes en langaige françoys », l’imprimeur érudit Robert Estienne faisait paraître le Dictionaire [avec un seul n] françoislatin [en un mot], premier dictionnaire offrant en tête de ses articles les mots français en place et lieu des mots latins. Le relevé des formules retenues en est assurément déjà révélateur quant à l’attention portée alors au bon usage.
Ainsi, on aime à lire cette critique imagée : « Parler langage imparfait & trop rongné & qui ne remplit pas l’oreille ». Tout comme est bien repéré par exemple qu’existent « Ung bon langage », « Ung langage commun », « Ung langage coulant qui n’est point lié par vers ». Ou encore qu’on a affaire à quelqu’un « Qui ha beaucoup de langage », et qui évite « d’obscurcir son langage » pour au contraire le « dresser et adiancer ».
À la simple lecture de l’édit signé à Villers-Cotterêts, désormais assimilée à la « Cité internationale de la langue française » accueillant le 4 octobre 2024 la première journée du XIXème Sommet de la Francophonie, ou bien à celle du dictionnaire de Robert Estienne, on perçoit aisément que chaque période dispose d’un « état de langue » oral et écrit distinct. Et, pour s’en convaincre encore davantage, il suffit de lire l’article « françois » du Dictionnaire de l’Académie française dans son édition de 1718 : « On ne met pas icy ce nom [françois] comme un nom de Nation, ni mesme comme le nom de la Langue Françoise, mais on le met comme un mot qui est d’usage dans quelques façons de parler ». Par exemple : « Parler françois à quelqu’un, pour dire, Luy parler avec authorité & d’un ton menaçant ». Et s’il faut attendre 1835 et la sixième édition pour bénéficier de la graphie actuelle, « français », la formule comminatoire reste au demeurant encore de mise : « Fig. et fam. Entendez-vous le français ? Comprenez-vous bien mon avertissement, mes menaces, ma réprimande, etc. ? » Un « etc ». qui fait presque peur !
De ces quelques remarques, on tire deux premiers constats. Tout d’abord le fait que l’attention vigilante à l’usage de la langue française a toujours été très soutenue : ainsi complimente-t-on ou déplore-t-on dès le départ telle ou telle manière d’en user, l’indifférence n’étant jamais de mise.
Ensuite, on ne peut nier que de sa naissance écrite au cours du IXème siècle à son extension francophone, en passant par sa légalisation juridique à Villers-Cotterêts, la langue française n’a cessé d’évoluer sensiblement, ce qui a ses charmes mais aussi ses inconvénients dans une communication à garder si possible pérenne et collective. Aussi comprend-on que se soit imposée la recherche d’une norme à travers les dictionnaires et les institutions à des fins pratiques, la fixer restant certes un impossible défi en même temps qu’une attitude nécessaire. La simple mention symbolique de « Villers-Cotterêts » et d’un « sommet de la francophonie » laisse entendre que la langue française ne cesse d’avancer entre sa liberté revendiquée et une volonté de régulation qui passe par une politique linguistique qu’ont toujours incarné en France l’État et ses institutions.
On appréhende mal la langue française si on occulte cette double dynamique, liberté et politique linguistique, qui a ses grands témoins, qu’il s’agisse de dictionnaires de l’entreprise privée avec Larousse, Littré et Robert, ou de l’institution avec le Trésor de la langue française du CNRS achevé en 1994, le Dictionnaire de l’Académie française, neuf éditions gratuites sur Internet et une dixième dont les travaux vont commencer, sans oublier la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, en lien avec l’Académie et FranceTerme et le Dictionnaire des francophones.
Quatre générations pour le français d’aujourd’hui…
Percevoir que les générations se succédant n’ont pas eu au cours des siècles, d’étape en étape, les mêmes normes écrites et orales destinées à maîtriser la langue française, présuppose d’exclure toute naïveté. Même si l’imprimerie et la scolarisation ont eu pour effet de ralentir l’évolution de la langue, depuis un demi-siècle l’irruption massive des nouveaux moyens de communication audiovisuels puis numériques ont indéniablement bousculé les pratiques et laissé surgir de nouveaux usages, les uns acceptés de tous et les autres soulevant de vifs agacements.
Or, plus que naguère, un état de langue, en l’occurrence celui pouvant être attesté au moment où on arrive à la fin du premier quart du XXIème siècle, recouvre quatre générations, un public en rien homogène, ce que l’on a tendance à oublier, avec quatre expériences culturelles différentes et se superposant au cours de la vie. En amont se retrouve le français des grands-parents, puis vient celui des parents soumis aux aléas de la vie active avec ses métamorphoses, enfin celui des adolescents à la recherche d’une nouvelle identité et pour finir celui des enfants, sous influence mais de fait moins souvent qu’auparavant au contact quotidien de leurs grands-parents, ce qui assurait jusque dans les années 1950 une filiation entre générations extrêmes. Certes, c’est bien une même langue française qui est partagée par les quatre générations mais avec ses variantes, ses références culturelles et normatives parfois en conflit entre les plus âgés et les plus jeunes. Quand les grands-parents rêvent de ne pas perdre leurs références et par exemple de transmettre le français de Brassens à la fois littéraire et légèrement archaïsant, des « neiges d’antan » à « la camarde » en passant par « toi l’Auvergnat » et maintes références à la littérature, Lamartine, Hugo, etc., de leur côté les parents sont immergés dans un monde informatique en n’imaginant plus l’existence des relations épistolaire passant par une boîte postale, mais « copiant », « collant », « forwardant » des « e-mails » ou « mails » très rarement dits « courriels » dans l’hexagone, pendant que leurs aînés s’irritent de tant d’anglicismes. Quant aux adolescents, leur appendice électronique nouveau est agité à bout de bras, l’œil rivé sur l’écran accompagné des écouteurs, consommant « sms » et autres messages sans trop de limites. Et ce qui se passait pour leurs parents et grands-parents au café, autour d’un babyfoot pour leurs grands-parents, se déroule désormais dans un échange permanent sur les réseaux, dans un français incontrôlé et difficile à contrôler. « Trop dar ! » Restent les petits, à protéger de toutes dérives et habitués à être environnés de technologies, de jouets qui parlent au fond de leur berceau, surveillés qu’ils sont souvent par un œil électronique relié au portable le plus proche.
Le français oscille ainsi entre une farouche volonté de ne pas perdre une langue classique et le tumulte d’un monde à la fois effrayant et exaltant. Appareil photographique, caméra, mémoire prodigieuse, interprète, traducteur de toutes langues, sans oublier l’accès à l’intelligence artificielle, offrant dans la seconde des synthèses parfois impressionnantes, tel est le nouvel outil à portée de main de presque tous : comment ne nous influencerait-il pas ?
Selon l’humeur on peut être désolé et pester contre ce temps qui s’accélère en créant de tels grands écarts d’une génération à l’autre ou au contraire favoriser le plus possible le tissage de nouveaux liens entre les plus jeunes et les plus anciens ; on voit ainsi surgir des tentatives associant les plus jeunes et les plus âgés obligés d’être pris en charge dans divers établissements. Les jeunes générations ont beaucoup à apprendre aux anciens quant aux nouvelles technologies, pour lesquels ils sont frileux et si reconnaissants aux jeunes de les aider, et les anciens ont tant à transmettre, sereinement en prenant le temps, sans pousser des cris d’orfraie au moindre écart...
Une nouvelle remarque s’impose donc : quiconque ne prend pas en compte la différence de comportement propre à quatre générations différentes, n’admettant pas qu’elles constituent une dynamique particulière, passe à côté de l’évolution de la langue. D’une certaine manière, force ponts sont à reconstruire entre les générations à travers différents dispositifs. Et quoi qu’il en soit, s’imposent des enseignants très bien formés et pouvant être exigeants, soutenus par ailleurs moralement et financièrement. De fait, toutes ces conditions ne sont pas réunies.
Jamais autant d’outils à notre disposition…
Qu’il s’agisse de l’orthographe d’usage ou de l’orthographe grammaticale, il est aisé de constater un niveau alarmant. Quelques-uns affirment qu’il faut changer la grammaire, la règle des participes passés par exemple. C’est un réflexe récurrent depuis des siècles et qui à la vérité touche des points délicats alors que pour l’heure, réussir à attirer l’attention sur la différence entre l’infinitif et le participe passé constituerait déjà une solide victoire pour beaucoup : « ils ont étudié » au lieu de « ils ont étudier » serait un grand pas pour l’orthographe à l’école primaire. Et même au-delà… Serait-on trop permissif ? Je me souviens d’une longue liste de mots donnée à mes étudiants, liste comportant les 200 fautes qu’ils faisaient constamment. Ils avaient droit à la feuille au premier partiel, pas au second, et j’enlevais un demi-point par faute signalée dans le document. Au troisième partiel il n’y avait pour ainsi dire plus de fautes. Ils m’en remercient encore aujourd’hui.
En fait, jamais autant d’outils pour bien écrire et bien s’exprimer ont été numériquement mis gratuitement à notre disposition. S’intéresse-t-on à la langue d’hier, Gallica offre un nombre considérable d’ouvrages des siècles passés, et permet par exemple de charger gratuitement une centaine de dictionnaires en PDF sur nos ordinateurs. Lexilogos offre même des listes assorties des liens nécessaires pour plonger dans les références d’hier. S’agit-il de la langue contemporaine, le très efficace Dictionnaire de l’Académie française, riche de plus de 60 000 mots en sa dernière édition, est gratuit, assorti de toutes sortes d’aides sous forme de dossiers, de remarques (« dire, ne pas dire »), de liens avec les sites francophones et FranceTerme. Qui dit mieux ? Le Trésor de langue française achevé en 1994, avec ses 450 000 citations et plus de 100 000 mots définis est également gratuit. Quant à la galaxie « wiki », de Wikipédia au Wiktionnaire, personne n’ignore les services qu’ils peuvent rendre.
Enfin, existent diverses associations telles que « Défense de la langue française » avec pour devise, « ni purisme ni laxisme », diffusant une revue riche de bien des conseils. Pensons également au « Projet Voltaire », service en ligne consacré à l’amélioration de la maîtrise de la langue française, un outil remarquable et gratuit. Soulignons aussi qu’existent sur les chaînes publiques, radio et télévision, des médiations et l’on peut citer Emmanuelle Daviet, médiatrice des antennes de Radio France avec toute une série de vidéos dans lesquelles des spécialistes de la langue française apportent les corrections qui s’imposent : par exemple éviter tel ou tel anglicisme, ou ne pas confondre comme ce fut le cas pour quelques journalistes au moment des Jeux olympiques « breloque » et « médaille » !
Démultiplier les accès à tous ces outils, insister sur leur existence gratuite, les faire connaître sans relâche, ce n’est pas perdre du temps. Que dans toute formation scolaire ou professionnelle, nombre de séances y soient consacrées, c’est stimuler l’autonomie et l’envie de mieux aimer la langue française. Peut-être alors sera-t-il possible en toute quiétude de se déplacer dans la maison que Gaston Bachelard décrivait dans La poétique de l’Espace, en 1916, où au rez-de-chaussée, les mots se trouvent « de plain-pied avec autrui », prêts à la quotidienne communication, pendant qu’à la cave se nichent leur « étymologie », leurs « trésors », le grenier devenant quant à lui le lieu où, « de degré en degré », on peut « abstraire », conceptualiser. Faire en sorte qu’on puisse se promener de la cave au grenier de façon toujours plus heureuse, c’est le programme d’une vie. La langue française n’est pas un acquis : c’est une belle aventure individuelle et collective. En toute amitié.
En 2019 il est élu membre de l’Académie des sciences, des arts et des lettres d’Angers, et reçoit la Grande médaille de la francophonie par l’Académie française et le Prix Émile Littré.
En 2023, il a publié « 100 mots à connaître pour rehausser un discours ou une conversation » et le « Dictionnaire du vin de la bière et du champagne » chez Honoré Champion. En 2024, « 100 mots et expressions de la langue française qui ont conquis le monde » puis chez Tallandier « Le féminin au fil des mots et de l’histoire » et enfin aux Belles Lettres « 100 mots latins pour bien écrire 1000 mots français ». Il a tenu et tient diverses chroniques de langue radiophoniques et télévisées (France Inter, Canal Académie, RCF, Mouv’, France Bleu, France Info télé, Fun radio). ■
*Directeur éditorial des éditions Honoré Champion, Directeur des Études de linguistique appliquée, a organisé de 1993 à 2021 la Journée des dictionnaires. Prix international de linguistique Logos (pour Dictionnaires et nouvelles technologies, 2000, PUF), Prix de l’Académie française (pour Les dictionnaires français, outils d’une langue et d’une culture, 2006, rééd. 2021, Ophrys), il est l’auteur de plus de 800 publications et de 60 livres.