* Adeline Baldacchino, 33 ans, est issue de la promotion 2007-2009 de l'ENA, « Willy Branst », celle de Florian Philippot) dont elle est sortie dans la « botte » pour rejoindre un grand coprs de l’Etat. Elle est passionnée de littérature et de poésie.
Le principe des trois petits singes de la sagesse
« Il était une fois trois petits singes. J’ai d’abord cru qu’ils étaient africains car c’est sur un marché de Cotonou, au Bénin, que je les avais remarqués. Ensuite, je les ai souvent retrouvés dans des marchés aux puces ou des brocantes, un peu partout dans le monde.
En fait, ils sont plutôt chinois. On les croise aussi dans nombre de sanctuaires japonais. Leur maxime est on ne peut plus simple : « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire. » […] S’il est bien une chose que l’on apprend à l’École nationale d’administration, la fameuse ENA, c’est à respecter le principe des trois petits singes de la sagesse. La chose n’est jamais dite, rarement consciente. La subtilité de la formule, l’intériorisation de la censure, le déni toujours possible en font toute la valeur théorique et tout le danger pratique ».[…]
Apprendre à dé-penser
[…] Carrière... le mot est prononcé. Celui qui fâche, puisque l’énarque n’est pas censé y penser, mais ne peut s’en empêcher. Comme tous les diplômes en France, celui-ci (qui n’en est pas un, d’ailleurs : on ne vous remet aucun bout de papier encadrable) constitue d’abord une carte de visite. Une courte échelle, une rampe de lancement. L’ENA n’est pas vraiment l’école du désir… d’apprendre et de servir. « Servir et non se servir » ai-je un jour entrevu sur la porte d’un immeuble des douanes gabonaises. Le lieu et la situation prêtaient à sourire, mais l’idée n’était pas mauvaise. Or, où apprend-on vraiment à servir, à quelque chose et non à quelqu’un ?
Le génie du perroquet
[…] Mais à l’ENA, pour commencer, on ne lit pas. Je ne dis pas seulement que ni littérature ni philosophie n’ont la moindre place dans la maquette des cours, je dis aussi qu’on ne lit pas. Jamais je n’ai moins parlé de livres que là. C’était curieux, j’ai cru un temps que c’était moi, qu’ils devaient lire mais ne pas en parler, qu’ils devaient être passionnés mais bien le cacher, qu’ils devaient dévorer des rayonnages et que c’était leur jardin secret. Un jour, donc, je lançai l’idée d’accueillir une fois par mois à Strasbourg un écrivain, éventuellement ex ou actuel fonctionnaire si cela devait permettre d’amadouer l’école, de lui proposer de faire une conférence sur sa vision du service public, et de dîner avec eux en organisant le débat. Je pensais à Orsenna pour commencer, j’avais envie de le rencontrer à cause de sa belle histoire de la mondialisation, Sur la route du papier.
On me regarda avec des yeux ronds, très ronds. Pour quoi faire ? Dans quel module cela s’inscrirait-il ? Gestion et management public, sûrement pas. Légistique, encore moins. Finances publiques, ne plaisantons pas. Pour quoi faire ? L’école, ce n’est pas la création, ce n’est pas l’innovation, c’est la gestion, on vous a dit. De l’existant. De ce qui est. Quant à ce qui devrait être…[…]
L’art de l’enterrement et l’ascenseur magique
Le problème, c’est que l’énarque ne sait pas vraiment quoi faire, n’a aucune idée des solutions possibles et n’a qu’un objectif : le cacher le plus longtemps possible, ne rien demander à quelqu’un qui pourrait s’en apercevoir. Un peu plus tard dans sa carrière, il saura seulement qu’il lui faudra à son tour dénicher un heureux comparse qui lui garantira : « Je m’en occupe. » C’est alors qu’il deviendra membre d’un jury de sélection et recrutera d’autres bienheureux fonctionnaires.
Ainsi n’apprend-on ni à comprendre le monde et ses problèmes, ni à fabriquer des solutions. Ceux qui le savent le mieux sont les fonctionnaires titulaires de base qui voient passer tous les « hauts » stagiaires éphémères. Ils les regardent avec un sourire en coin, les reçoivent comme les importuns de passage qu’ils sont, attendent le moment du décrochage, celui où le petit jeune sympathique et souriant deviendra le micro-tyran local ou le lâche de service. Parfois, si l’on persiste à ne pas comprendre, et à faire des choses, des petites choses, si on les fait pour du bon, sans déléguer, en retroussant ses propres manches ; quand on se dévoile un peu, quand on découvre des amis, des amants, quand on oublie quelques instants l’énarque que l’on est censé être, alors on vous raconte… le mal-être, les réorganisations absurdes, le travail déconsidéré, les chefs qui passent et les problèmes qui demeurent, plus personne n’attend rien des autres, il faut vivre, simplement vivre.[…]
L’énarque apprend d’abord que ce n’est jamais tout à fait le moment d’agir. Si l’on cumule le flou des savoirs, l’absence des idées, et l’impuissance ou l’incurie des actes, il ne reste plus grand-chose qu’un art assez élaboré de la comédie du bien commun. Ce qui avait peut-être bien commencé finit très vite assez mal. Venu là pour aider les régnants à moins mal régner, on finit par les aider à garder le pouvoir sans trop d’angoisse. Sauf exceptions notables et parfois remarquables « tours extérieurs » (ces gens qui sont arrivés là, vous ne saurez jamais pourquoi, mais sont étonnamment au moins aussi bons que l’énarque de service), voici nos grands hommes – les ministres, les préfets, les ambassadeurs, les directeurs d’administration centrale –, coupés du monde réel, surprotégés, parfaitement entourés d’êtres lisses et polis qui écartent d’eux tout sentiment d’urgence, repoussent les ennuyeux, tous ces gens qui venaient les voir pour régler un problème, exposer une doléance. L’énarque n’est jamais plus fort que lorsqu’il s’empare de la situation pour la déminer.
L’art du déminage, c’est l’art de l’enterrement. Faire taire le râleur en prenant beaucoup de notes dans un grand cahier. Ne transmettre le cahier à personne. Ou bien essayer mais trouver toutes portes closes. S’acharner et s’entendre dire que, franchement, tout le monde s’en moque. Au concours d’entrée, c’est ironique, la dissertation de droit portait sur « l’inaction administrative ». […]
PDVMVPDV, formule de l’exorciste en action
A défaut de savoir, peut-il vouloir, l’énarque ? En théorie, oui. Il peut surtout exiger des autres des services, des petites mains de lui donner toutes les clefs, de lui dire comment faire, et puis de le laisser faire, de préférence derrière une porte fermée, au moins le temps qu’il s’entraîne. Par ailleurs, rien ne l’empêche en théorie de faire montre de courage. De dire ce qu’il pense, de refuser d’obéir en argumentant, de proposer mieux. Rien, sinon sa propre intériorisation de l’autocensure devant l’autorité. Car remettre en question la décision ou la non-décision du chef, qui est le propre du vrai conseiller, ne coûte rien – surtout après l’école – qu’un peu de ce courage. Vieux problème de sagesse populaire, avant l’heure c’est trop tôt, après l’heure c’est trop tard : avant l’école on manque de légitimité, à l’école on explore les vertus du silence, après l’école, celles de l’acquiescement. Une fois les réflexes acquis, s’en défaire demande une manière de conversion existentielle qui ne va pas de soi. Les chantres du courage, y compris physique, y compris réel, l’ayant parfois prouvé sur un terrain de jeu guerrier, se retrouvent petits garçons dans le bureau du patron, qu’on ne contredit pas. […]
Au-delà du culte inconscient de l’autorité, du besoin subliminal de croire qu’il est de bons chefs tombés des nues, persiste aussi la vieille terreur de déplaire. On oublie la solitude, dans son bureau, de cet administrateur entouré de courtisans qui ne déchiffre plus le monde qu’à travers la lunette de micro-stratégies individuelles. On oublie qu’il aimerait peut-être s’entendre rappeler quelques vérités. Mais qui les lui dira ? Les reconnaîtrait-il seulement ? Dès lors, la maxime du PDVMVPDV s’applique à la lettre : « Pas de vagues, mon vieux, pas de vagues. » […] Le principe, me-dit-il, si tu veux réussir, n’est pas de naviguer plus loin, de profiter du grand vent, de chercher des eaux poissonneuses et fortunées. Non, l’idée c’est de noyer tous les cachalots, de s’accrocher à la coque de liège, de se faire balloter, mais de ne surtout pas reconnaître la vague pour la chevaucher. Rien ne doit remonter de ce qui ne va pas. […]
Si l’énarque avoue qu’une politique ne fonctionne pas, s’il dénonce les impossibilités matérielles ou intellectuelles, les obstacles évidents, s’il relaie la parole du terrain, s’il propose de faire autrement… il devient le responsable des dysfonctionnements, le créateur de problèmes, le pion qu’on pousse : après tout, les mages sont là pour guérir, il faillit donc à son office. Nul n’a dit qu’il fallait disposer de médicaments et connaître la science des plantes pour faire des miracles. Nul ne demande à l’énarque d’expliquer comment il inversera la courbe du chômage. Affirmer avec aplomb : « Je m’en occupe, monsieur le Président » suffira.[…]
(c) Avec l’aimable autorisation des éditons Michalon
La ferme des énarques - Adeline Baldacchino – 230 pages