* Pierre Manent a été directeur d'études à l'EHESS. Membre fondateur de la revue Commentaire,il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels : La Cité de l'homme (1994), La Raison des nations (2006), Les Métamorphoses de la cité (2010) ou Montaigne. La vie sans loi (2014).
Les actes de guerre commis au début de l’année 2015 à Paris, Montrouge et Vincennes, n’ont pour ainsi dire rien changé aux dispositions ni aux délibérations ni aux actions de notre pays. Ce n’est pas la première fois dans la période récente que des événements cruels, qui auraient dû transformer profondément le paysage moral et politique, ne font qu’en confirmer la déconcertante immobilité.
La bulle d’émotion suscitée par l’événement fut cette fois immense, il est vrai, mais elle se révéla aussi insubstantielle que les précédentes. Nos représentants répétèrent avec la même ardeur les mêmes phrases creuses, et nous les récompensâmes par un sursaut de popularité également improductif. Gouvernants et gouvernés jouèrent dûment leurs rôles respectifs dans la tragédie d’un grand pays qui refuse obstinément de se mettre en défense pour ne pas avouer qu’il s’est mis en danger. Nous avons cependant une excuse. Notre paralysie a une excuse. Nous ne savons que faire parce que nous ne savons que penser. Nous ne savons que penser ni que faire parce que nous ne parvenons pas à identifier les problèmes qui se posent à nous. Peut-être ces problèmes se révéleront-ils insolubles, mais nous ne le saurons jamais si nous ne les identifions pas d’abord avec précision. […] La première cause du désarroi qui nous paralyse aujourd’hui réside, je crois, dans la perplexité toute particulière que nous éprouvons devant le phénomène religieux. Il nous faut commencer par là. Il nous faut plus précisément remarquer qu’en général aujourd’hui nous ne savons plus guère comment parler de la religion comme fait social ou politique, comme réalité collective, comme association humaine.[…]
[…] L’idée commune de la laïcité, celle dont on vante les « valeurs », celle qu’on se propose d’« enseigner », celle dont on attend merveille, est très abstraite, et en tout cas très éloignée de l’expérience effective que les Français en particulier ont faite de la laïcité. On dit vrai lorsqu’on la définit par la « séparation » entre l’institution religieuse et l’État, ou, si l’on veut, par la « neutralité » religieuse de l’État. Mais, disant cela, on ne dit rien sur l’autre grande composante de l’organisation politique moderne qu’est la « société ». Or, la société quant à elle ne saurait être « neutre ». La laïcité à la française n’a pas neutralisé religieusement la société française, qui est restée une société de marque chrétienne, principalement mais point exclusivement catholique, avec une présence fort caractérisée des protestants et des juifs. Ce que la laïcité a accompli, c’est de diminuer la puissance sociale de l’Église en mettant un terme à la part qu’elle prenait dans l’État, part peut-être plus décorative que réelle mais qui paraissait un obstacle à l’homogénéité du corps civique, et ainsi de rendre possible un parcours complet d’éducation qui soit entièrement indépendant de l’autorité de l’Église catholique. C’est beaucoup, mais cela a peu à voir avec ce qu’on envisage ou espère aujourd’hui en invoquant ce mot. Ce que l’on entend aujourd’hui sous ce mot, c’est une société religieusement neutre, dans laquelle la plus grande diversité d’opinions et de moeurs religieuses s’épanouirait librement, chaque sociétaire pratiquant librement les moeurs de son choix et « reconnaissant » les moeurs différentes des autres sociétaires. Cette représentation, pour laquelle on a le droit de s’enthousiasmer, ne ressemble guère en tout cas à l’expérience effective de la laïcité française qui vit non seulement la séparation entre l’État et l’Église, mais aussi la collaboration et la compénétration entre l’État laïque et la société chrétienne, à la marque catholique profonde. […]
La première constatation à faire est que l’islam comme association humaine et comme mode de vie est aussi extérieur à l’histoire de France que le catholicisme lui était intérieur. On peut assurément considérer l’installation de ces nouvelles populations comme une chance pour la France, mais si l’on veut sérieusement que cette heureuse possibilité devienne une réalité, alors il faut commencer par regarder en face ce qui distingue immédiatement ce groupe, et qui est son extériorité par rapport à l’histoire nationale. Être à l’intérieur n’est pas un mérite, être à l’extérieur n’est pas une disgrâce, mais cette différence de situation a évidemment d’immenses conséquences sur l’opération sociale et politique à effectuer. […]
[…] Ce que nous devons d’abord observer, c’est que l’État chargé d’accomplir l’opération laïque a bien moins de force qu’il ne lui en faudrait pour que sa réussite, même étriquée, soit envisageable. L’État qui est le nôtre, et à qui l’on veut donner cette mission, est considérablement plus faible que l’État de la Troisième République dont la tâche, nous l’avons vu, était bien plus circonscrite, ce qui ne veut pas dire facile. La grande différence est que l’État de la Troisième République avait autorité. Il représentait la nation qui pour tous était sacrée. […]
[…] Notre vie est beaucoup plus douce que celle des contemporains de Waldeck-Rousseau, mais notre État est beaucoup plus faible que le leur. D’abord, il a abandonné son ambition et sa fierté représentatives, perdant dès lors aux yeux des citoyens une bonne partie de sa légitimité. Représenter la communauté nationale donne autorité pour déterminer les buts communs et concentrer l’énergie sociale et politique. Notre État désormais obéit au contraire à un principe d’indétermination et de dissipation. D’une part, le regard de tous est tourné à moitié vers une autre association de forme et de statut indéterminés, « l’Europe », dont le principal effet est de donner à chaque peuple européen le regret de n’être que soi. D’autre part, le peuple comme communauté nationale à représenter étant politiquement délégitimé et même moralement disqualifié, la fonction politique tend à s’épuiser dans la protection des droits individuels, eux-mêmes obéissant à un principe d’indétermination et d’illimitation.
Un tel État ne se juge pas en droit d’exiger grand-chose des citoyens. En vérité, il n’exige plus que le paiement de l’impôt. Il s’est privé de la grande ressource associative qu’était la conscription. Il s’est largement privé aussi du ressort primordial de la vie civique qu’est une éducation vraiment commune visant à produire un esprit commun. Curieusement, depuis la fin des années 1960, ou à peu près, presque toutes les innovations pédagogiques et réformes de l’enseignement ont consisté à défaire ou réduire ce que l’éducation avait de commun ou de « communisant » au nom de l’égalité, une égalité qui s’étendit désormais aux objets de l’enseignement. Égalité entre les registres du discours, égalité entre les genres littéraires, égalité entre les histoires nationales, égalité entre les grandes oeuvres et les autres… l’État à l’oeuvre depuis quarante ans tend à priver l’éducation de ses contenus, ou à vider ces contenus de leur caractère, si j’ose dire, impérativement désirable, pour installer le peuple enfant dans la méfiance ou l’indifférence à l’égard de tout ce qui se présenterait comme un discendum – une chose à apprendre. Certes, le zèle ou le bon sens des enseignants, le désir naturel d’apprendre des élèves, le prestige résiduel de l’éducation dite classique ont empêché que l’objet commun de l’éducation soit entièrement dissipé. Il reste que l’appareil éducatif, énormément étendu, est politiquement et socialement beaucoup moins rassemblant que celui de la Troisième République, si peu nombreux et aux ressources si modestes en comparaison. Dès lors notre État, lorsqu’il confie à la laïcité la mission de réparer le tissu social, se donne un projet qui va à l’encontre de tout ce qu’il a déclaré désirable depuis quarante ans. Comment commencer par le commencement, et rassembler les enfants dans la pratique compétente de la langue française, quand on a tant fait pour dépouiller celle-ci de ses « privilèges » ?
Si tout tend à signifier que le français n’a pas plus de titre à être enseigné et pratiqué que l’anglais, le breton ou l’arabe, quelle finalité associative conserve encore l’éducation ?
Alors qu’il ne sait plus guère ni quoi enseigner ni comment l’enseigner, voici que notre État donne soudain aux enseignants mission d’« enseigner la laïcité ». La formule est vide de sens. L’enseignement est laïque, si l’on tient absolument au mot, quand il est commun à la diversité des élèves, compte tenu évidemment de leur niveau, qu’il leur transmet le même contenu de pensée parce que celui-ci est beau, vrai, utile, et que dès lors il les rassemble en les perfectionnant. Aujourd’hui qu’on a tout fait pour réduire au minimum cette chose commune et rassemblante, de peur de donner l’avantage à la culture dominante ou héritée, qu’enseignera-t-on ?
Sous le mot de laïcité, on rêve d’un enseignement sans contenu qui préparerait efficacement les enfants à être les sociétaires d’une société sans forme où les religions se dissoudraient comme le reste. ■
Situation de la France - Pierre Manent - 176 pages
© Avec l’aimable autorisation des éditions Desclée de Brouwer