On pouvait avoir quelques doutes sur l'opportunité de modifier la Constitution à la suite des horribles attentats du 13 novembre 20151.
Sur la forme d'abord : était-il judicieux de modifier une Constitution « à chaud », alors même que l'état d'urgence, instauré le 14 novembre, prorogé par la loi du 20 novembre 2015 pour trois mois est encore en vigueur? Bien que le cas des circonstances exceptionnelles (régime de l'article 16 de la Const.) soit différent, le Conseil constitutionnel n'en a pas moins décidé, dans sa décision Maastricht I du 9 avril 1992, que la révision de la Constitution ne pouvait pas être mise en œuvre tout au long de la durée de l'application de cet article 16. Cela témoigne de ce qu'il n'est guère indiqué de réformer une constitution dans des périodes troublées. Le gouvernement, qui paraît-il, craint le risque d'inconstitutionnalité de la loi en vigueur régissant l'état d'urgence (la loi de 1955), n'aurait-il pas mieux fait d'attendre sagement la future décision du Conseil constitutionnel qui vient d'être sais par le conseil d'Etat d'une question prioritaire de constitutionnalité.
Sur le fond ensuite : était-il bien raisonnable de remplacer la loi de 1955 par un nouvel article de la Constitution instituant un troisième état d'exception (après l'article 16 et l'article 36 relatif à l'état d'urgence) et, en outre, d'élever la déchéance de la nationalité au rang d'une norme prévue par la Constitution ?
Après avoir lu le projet de loi constitutionnelle tel qu'il a été déposé devant le Conseil d'Etat, ces doutes deviennent des certitudes. Examinons ce qu'il en est de la disposition relative à l'état d'urgence (1er article du projet de loi) qui créerait un article 36-1, succédant ainsi à l'article 36 portant sur l'état de siège. Le gouvernement a lancé sa machine de communication en martelant qu'une constitutionnalisation de l'état d'urgence allait conforter l'Etat de droit dans la mesure où ce type d'exception serait davantage encadré par la Constitution. Le thème a été repris par un grand intellectuel de gauche, Pierre Rosanvallon, qui a affirmé au journal le Monde : « constitutionnaliser l'exception, c'est limiter les risque de débordement. »2
On laissera de côté la discussion de l'assertion sous-jacente selon lequel l'état d'urgence relèverait de l'Etat de droit – on ne le pense pas — pour s'arrêter uniquement à l'analyse du contenu du projet de loi constitutionnelle. Car, en réalité, tout dépend de ce qu'on met dans la Constitution. Le paradoxe est que le projet gouvernemental aggrave les dispositions contenues dans la loi de 1955, modifiée par une Ordonnance du général de Gaulle, en 1960. D'une certaine manière, le texte qui risque d'être proposé au Parlement en janvier 2016 constitue une régression par rapport au contenu de la loi actuellement en vigueur, et cela pour au moins trois raisons.
D'abord, parce que le futur article 36-1 de la Constitution ne prévoit aucune limitation de la durée : aucun délai ferme n'est imposé par la future Constitution au législateur qui prorogerait l'état d'urgence décidé par le Gouvernement. Il est seulement mentionné que la loi « en fixe la durée » alors que la loi de 1955 précise que la loi en « fixe la durée définitive » — d'où l'on peut déduire que le Parlement ne peut pas proroger une seconde fois . Ici, l'absence de cet adjectif laisse craindre que le Parlement pourra réitérer la prorogation de l'état d'urgence.
Ensuite, il n'y a aucun contrôle de la durée de l'état d'urgence. Si l'intention avait été de renforcer les garanties des citoyens, on aurait pu imaginer un mécanisme similaire à celui inventé en 2008 pour l'article 16 (saisine du Conseil constitutionnel après les 30 premiers jours, et contrôle de plein droit après 60 jours). Ici rien de tel.
Enfin, et c'est le plus grave, le projet actuel tend à confondre subrepticement l'état d'urgence avec une législation anti-terroriste. En effet, une des dispositions de ce premier article prévoit que une fois qu'on en sera sorti de l'état d'urgence, au sens formel du terme, une autre sorte de régime exceptionnel pourrait se mettre en place s'il demeurait un « risque d'acte de terrorisme » : une telle éventualité – qui n'est pas à exclure dans les circonstances à venir - conduit « les autorités civiles » (c'est-à-dire qui exactement ?..) à pouvoir maintenir en vigueur les mesures d'urgence pendant 6 mois. Ce projet de loi constitutionnelle invente donc un monstre juridique : des mesures d'urgence sans l'état d'urgence. Pour être plus précis, le risque majeur que fait courir cette disposition est de mener la lutte contre le terrorisme, non pas par la loi, mais par l'intermédiaire de la Constitution. Or, comme nous l'avons déjà écrit ailleurs, le rôle d'une Constitution n'est pas d'être le réceptacle de toutes les mesures sécuritaires que le pouvoir exécutif souhaite prendre en temps de circonstances exceptionnelles.
Observons d'ailleurs que, si le gouvernement était vraiment préoccupé par le souci de garantir l'Etat de droit, comme il le prétend sans cesse, il aurait introduit dans son projet de révision constitutionnelle, une disposition confiant au juge judiciaire – le gardien de la liberté individuelle, selon la Constitution – le soin de contrôler l'action de la police. Il ne l'a pas fait, faisant ainsi perdurer le système actuel qui donne comme seul contre-pouvoir au démesuré pouvoir de police administrative l'éventuel contrôle des seuls juges administratifs. L'analyse des premiers cas de référés-liberté, rejetés d'abord, par les tribunaux administratifs au motif surprenant d'absence d'urgence et par le Conseil d'Etat , le 11 décembre 2015, dans ses nombreuses décisions —, bien mieux motivées, mais reposant sur une conception très large de l'ordre public —, conduit à penser qu'une telle garantie est malheureusement insuffisante3.
Ce projet de loi constitutionnelle est déjà inquiétant en raison de son premier article. Il devient franchement préoccupant avec son article qui constitutionnalise la déchéance de la nationalité pour les individus définitivement condamnés en justice pour avoir commis un crime ou un délit constituant soit « une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation », soit « un acte de terrorisme ». La mesure ne frapperait que les binationaux, mais elle a pour principal objet d'étendre cette mesure, déjà prévue par le Code civil, aux Français ayant obtenu la nationalité dès leur naissance. La raison de cette bizarrerie juridique est exposée dans l'exposé des motifs – exposé d'une lecture particulièrement indigeste sur ce point: une telle mesure, si elle était prise par la loi, serait déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel pour violation du principe d'égalité entre les citoyens. Qu'à cela ne tienne : on va la mettre dans la Constitution ! Peu importe si une telle mesure relève uniquement du symbole, le résultat est là : c'est désormais la Constitution qui va instituer une différence juridique entre Français pour permettre au pouvoir exécutif de déchoir des individus indignes d'être Français.
Nous avions, à propos de la réforme du droit d'asile de 1993 évoqué un « Malaise dans la Constitution »4 pour décrire ce phénomène de régularisation d'une inconstitutionnalité par son inscription dans la Constitution révisée pour la circonstance. A l'époque, le ministre de l'Intérieur qui était à l'origine de cette réforme était M. Pasqua, celui-là même qui voulait « terroriser les terroristes ». La Constitution était ici instrumentalisée pour surmonter une déclaration d'inconstitutionnalité. Aujourd'hui, elle l'est pour contourner une éventuelle inconstitutionnalité. Une innovation dont on aurait pu se passer.
Espérons que les parlementaires seront plus sages que les actuels gouvernants et sauront s'opposer à cette « bouillie » constitutionnelle dont le titre est tout un poème : « loi de protection de la Nation ». ■
1. Notre article dans L e Monde du 2 déc. 2015 « Il ne faut pas constitutionnaliser l'état d'urgence »
2. Le Monde du 5 déc. 2015 (entretien avec G. Courtois)
3. V. sur ce point l'analyse de P. Cassia dans Mediapart du 13 déc. 2015
4. Libération 2 déc. 1993.