Dans quelques semaines le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne ouvrira un épisode douloureux pour la construction européenne. Si elle doit avoir lieu, la négociation entre l’UE et le Royaume-Uni sur les conditions du divorce sera longue et difficile. Entré à reculons en 1973 dans la CEE qui devait devenir l’UE, le Royaume Uni a toujours voulu préserver ses intérêts et s’assurer une place à la table des négociations. Etre dedans pour ne pas subir d’avoir être dehors résume la stratégie anglaise et la sortie du Royaume-Uni y mettrait fin. Elle clôturerait de fait le processus d’élargissement et obligera peut-être à une nouvelle stratégie européenne recentrée sur l’essentiel.
Sortir de l’UE demandera au Royaume-Uni de remplacer l’ensemble des régulations, directives, lois ou normes que l’acquis communautaire a tissé au fur et à mesure des années. Il va s’agir de combler le plus rapidement possible le vide juridique laissé après 46 années de législations communes mais aussi de mettre en place les conditions pour que le commerce et l’intégration économique, une situation de facto à défaut de continuer à être de jure, puisse continuer. Rien ne sera facile puisque si le Royaume-Uni souhaite conserver le haut niveau d’intégration actuel, il devra aller vers le modèle « Norvégien », à savoir conserver la législation européenne, s’engager à la suivre dans ces futures évolutions, contribuer au budget européen – moins qu’actuellement cependant – et ce avec une participation au processus de décision réduite à presque rien. Sinon, il faudra, au prix d’un recul dans la possibilité d’intégration économique, établir un accord de libre-échange, monter une union douanière ou encore négocier des accords bilatéraux. Ce sont d’autres options qui peuvent être mutuellement avantageuses mais personne ne peut le garantir, compte tenu des urgences et des tensions associées à la sortie de l’UE. D’après les quelques estimations (surtout britanniques) , les conséquences économiques ne seraient pas majeures et, au-delà d’un impact négatif de l’arrêt de son intégration avec l’Europe, qui bloquera concrètement des chaines de valeur et de production, quelques effets positifs peuvent jouer. Par exemple, le Royaume-Uni retrouverait des marges de manœuvre pour négocier des accords avec d’autres pays sans les contraintes de l’Union. Les différents scénarios sont ainsi peu inquiétants et sans commune mesure avec ceux qui anticipent la sortie de l’Union monétaire d’un pays. La fourchette se situe à 2030 entre -2,2 % et +1,5 % du PIB.
Pour autant, on ne peut négliger des évolutions plus radicales : la question du secteur financier, source de prospérité essentielle pour l’économie britannique en illustre les incertitudes. D’un côté, en accentuant l’avantage apportée par une régulation financière plus légère et accommodante, la City renforce son statut de place financière essentielle. Offrant une grande liberté dans la conduite des opérations financières et une plateforme jouant les économies d’échelle, Londres pourrait accentuer son caractère de redoutable havre pour l’optimisation fiscale et financière. En assurant une offre agressive sur la fiscalité des affaires, particulièrement lorsqu’elles sont conduites hors du territoire anglais, Londres pourrait attirer des activités aujourd’hui en Irlande, au Luxembourg ou encore aux Pays-Bas. De l’autre, face à ce qui serait perçu comme une nouvelle perfidie, et dans un contexte de régulation bancaire, financière et fiscale plus que jamais nécessaire, l’Union Européenne, libérée de l’obstacle anglais, pourrait bien se lancer dans un contrôle plus ambitieux des activités financières. Une fiscalité européenne ajouterait une nouvelle étape à l’intégration économique et obligerait les entreprises anglaises, y compris financière, à s’établir en Europe pour y opérer. Perdant sa voix et son influence au sein de l’Union Européenne, le Royaume Uni ne pourrait plus agréger avec le talent maintes fois démontré, les petits pays pour peser et empêcher les décisions les plus radicales en la matière. Ce qui à terme peut lourdement peser sur l’économie britannique, bien qu’il soit impossible d’en donner une quantification.
Cette capacité d’influence et de mise en commun de problématiques centrales ne concernerait pas que la finance et les questions de commerce international. Bien que l’Europe ait encore à faire ses preuves à ce propos, l’indépendance énergétique, les négociations climatiques, la réponse aux crises migratoires, la sécurité face à la menace terroriste ou encore la perspective d’une nouvelle guerre froide sont autant de domaine où l’autonomie de décision n’offre qu’un confort relatif face aux coûts de l’isolement. Ironiquement, le Royaume-Uni peut se voir contraint de suivre des politiques qu’il n’approuve pas mais qui lui sont imposées par la force des choses. N’oublions pas non plus le vide juridique dans lequel se trouveront les citoyens britanniques en Europe ou les Européens au Royaume-Uni. Pour ces premiers, rien ne permet de garantir la continuité de leurs droits fondamentaux à moins de créer un statut hybride dont on imagine qu’il sera difficile à établir.
La dynamique politique ouverte par la sortie de l’Union Européenne du Royaume-Uni n’aura pas que des conséquences immédiates. Le dossier de l’indépendance de l’Ecosse sera peut-être ré-ouvert, fragilisant au passage le système financier anglais et ajoutant un risque, alors que le Royaume affiche un déficit de sa balance courante massif. Mais c’est du côté européen que les conséquences peuvent être plus graves. Le Brexit créerait un précédent de taille offrant un modèle pour beaucoup d’Etats membres qui estimeraient que leurs intérêts ne sont pas assez bien servis par l’Union Européenne. La crise pourrait en fait être presque permanente puisqu’au gré des opinions publiques et des aléas des situations économiques, on sera toujours tenté d’essayer la voie de la sortie face à des difficultés qui semblent ne pas se résoudre. Faire porter à l’Europe les échecs et les déceptions est déjà une pratique politique féconde. Mais elle deviendrait ici non plus un jeu un peu hypocrite, mais une solution potentielle à toute crise. « Puisque l’Europe est une passoire aux terroristes, sortons en ! » ; « l’austérité brise notre reprise, quittons ce carcan ». Le Brexit serait alors le premier domino qui entrainerait à sa suite en cascade tel ou tel pays et le Royaume Uni qui n’a jamais sans doute voulu de l’Europe en serait alors l’exécuteur. Une décomposition en cascade de l’Union ne serait pas le scénario paisible qu’on anticipe aujourd’hui pour le Royaume Uni. Tout ce qui pose problème pour le Royaume-Uni serait amplifié au point que des ruptures peuvent se produire. La solvabilité du Royaume-Uni ou de ses banques n’est pas en question. Mais ce n’est pas le cas de tous les Etats membres qui participent aujourd’hui à l’Union Bancaire ou qui dépendent de la Banque Centrale Européenne pour leur stabilité financière.
Reste que si le Brexit ne se produit pas, le poison d’une Europe à la carte sera répandu et qu’il peut être pire que celui d’entériner l’échec de l’intégration. Le principe dominant deviendra celui de la défense de ses intérêts nationaux quelqu’en soit les conséquences sur l’Union. L’idée d’une communauté de destin aura fait long feu et aucune politique qui pourrait imposer à certains pour le bénéfice de tous ne sera plus possible. C’est pourquoi, la zone euro doit, à défaut de pouvoir, être le lieu de la cohérence autour de la monnaie unique. Que le Brexit ait lieu ou pas, la seule voie de sortie est dans l’approfondissement et la complétion de la zone euro. L’échec (relatif) de la construction européenne doit cependant servir de leçon. Il ne faut pas construire une zone euro dans le mépris des peuples, en oubliant la primauté des Etats membres et en négligeant les résistances. L’économie n’impose rien, c’est au politique de donner les directions. Ce n’est pas un projet d’intégration économique plus efficace et plus rationnel dont a besoin la zone euro. C’est d’un processus plus transparent, plus démocratique et dont les bénéfices sont évidents à tous. ■