* Anita Hauser a dirigé le service politique de TF1 et de LCI. A publié la première biographie de Nicolas Sarkozy : « Sarkozy, l’ascension d’une jeune homme pressé » (Belfond, 1995). Olivier Biscaye, ancien directeur des rédactions du Groupe Nice-Matin et Var-Matin de 2009 à 2015. A publié en 2015 « Bruno Le Maire, l’insoumis » (Ed. du Moment)
Le fils illégitime contre l’héritier
Nicolas Sarkozy a sa tête des mauvais jours. Cette grand-messe du 17 novembre 2002 l’ennuie profondément. Assister à la consécration d’Alain Juppé, président fondateur de l’UMP, est au-dessus de ses forces.
Il ne parvient pas à s’y faire. Déjà, il n’a jamais caché son scepticisme devant la création de ce parti unique de la droite, qui ambitionne de réunir gaullistes, libéraux et centristes. […] Sarkozy n’est pas dupe de l’OPA des chiraquiens. Il soupçonne toujours le chef de l’État de ne pas avoir abandonné son dessein de mettre en orbite son protégé Alain Juppé.
[…] Entre les deux hommes, les relations restent tendues.
Preuve en est trois semaines plus tard, à l’occasion d’un séminaire de la fédération UMP à Paris, au cours duquel Nicolas Sarkozy, qui ne lâche rien, prévient : « Aucune ambition ne sera satisfaite sur la division, sur le sectarisme et sur la fermeture. Il n’y a que les faibles qui se referment, qui se privent des compétences des autres. » Avant Noël, Hortefeux se voit proposer un poste de secrétaire général adjoint…Moins d’un an plus tard, dans un entretien au journal Le Parisien, le ministre de l’Intérieur pousse l’avantage en dénonçant sans ménagement les carrières politiques trop protégées : « Je pense depuis longtemps que les héritiers sont faits pour être guillotinés. » Juppé peut apprécier.
Nicolas Sarkozy ne se laissera pas voler 2007.
Son plan ne souffre alors aucune ambiguïté : ne consentir aucun espace à ses opposants, éliminer ses adversaires les uns après les autres, s’imposer auprès des Français comme le candidat naturel. Il a cinq ans pour y parvenir.
Chirac lui a refusé Matignon. Parfait. À l’Intérieur, il endossera le costume du Premier ministre bis, accompagné de ses fidèles Claude Guéant, Franck Louvrier, Laurent Solly, Rachida Dati, Emmanuelle Mignon… Tout député européen qu’il est, Brice Hortefeux dispose d’un bureau place Beauvau.
Quand l’un tombe, l’autre monte
Mis en examen dans l’affaire, des emplois fictifs du RPR, Alain Juppé est renvoyé devant le tribunal correctionnel pour prise illégale d’intérêt. Ainsi le décide le parquet de Nanterre en mai 2003.
Son procès, comme celui de vingt-six autres personnes, s’ouvre le 29 septembre 2003. Après presque huit ans d’enquête. […]
Le procureur de la République René Grouman requiert huit mois de prison avec sursis et écarte toute peine d’inéligibilité contre le maire de Bordeaux. Soulagement.
Quatre mois plus tard, douche glacée. Ce vendredi 30 janvier 2004, à 14 h 25, le tribunal correctionnel de Nanterre frappe fort. Il condamne Alain Juppé à dix-huit mois de prison avec sursis, et à dix ans d’inéligibilité. En sa double qualité de secrétaire général du RPR et d’adjoint aux Finances à la mairie de Paris, Juppé est reconnu coupable d’avoir employé, pour son parti, sept permanents censés travailler à la ville de Paris. Pour le tribunal, l’ancien Premier ministre a même « délibérément trompé la confiance du peuple souverain ».
Le 1er décembre 2004, en appel, cette peine est ramenée à un an d’inéligibilité et quatorze mois de prison avec sursis. En l’espace de douze mois, Alain Juppé perd tout : la présidence de l’UMP abandonnée en juillet 2004, son mandat de député, la mairie de Bordeaux et la possibilité de concourir pour la présidentielle de 2007. « Une peine de mort politique », estime alors son avocat Francis Szpiner. […]
À l’Élysée, Jacques Chirac évoque sa « grande peine », exprime « son amitié, sa reconnaissance et sa confiance » à son fils préféré. À l’UMP, Nicolas Sarkozy s’associe aux messages de soutien des ténors : « Nous lui devons beaucoup. Rien de ce qui se passe aujourd’hui n’aurait été possible sans lui. » Amabilité qui ne peut quand même pas cacher une réalité : dans la course à la présidentielle, le ministre des Finances, en poste depuis le 31 mars 2004, voit l’un de ses principaux rivaux quitter l’aventure.
Qui pourrait d’ailleurs arrêter la fulgurante ascension de celui qui confie penser au rendez-vous électoral de 2007, et « pas seulement en [se] rasant1 » ? Le 28 novembre 2004, il vient de prendre la présidence de l’UMP, plébiscité par 85,1 % des voix (Nicolas Dupont-Aignan en a obtenu 9,1 % et Christine Boutin, 5,82 %).
Élu pour trois ans, Sarkozy promet déjà le changement. […] « Libre de penser, de proposer, d’imaginer, de débattre. Par-dessus tout, je veux rassembler. » Son ambition présidentielle ? Il ne la cache plus : « Je suis prêt comme sans doute jamais je ne l’ai été. J’ai appris, tout au long de ces longues années d’engagement politique, qu’il y a beaucoup d’épreuves sur la route de celui qui a un grand dessein. » La voie est toute tracée pour Nicolas Sarkozy : 2005 la remise en marche du parti, 2006 le projet, et 2007 la présidentielle.
A Juppé, le silence, à Sarkozy, le bruit médiatique
[…] En ce début d’année 2007, il a conscience que la route vers l’Élysée a été ouverte à Sarkozy par Chirac lui-même. Sans son accident judiciaire, sa candidature paraissait évidente. Après sa condamnation, elle semblait encore possible, bien que lointaine. Sauf que « Sarkozy s’était déjà affirmé » observe Juppé.
Et il faut bien dire que Chirac l’avait géré en dépit du bon sens. Après avoir dit : “je décide et il exécute”, il le réintègre au gouvernement, le laisse prendre l’UMP. L’élu bordelais l’a fait remarquer à Chirac : « Vous l’avez mis en situation d’être le candidat incontournable alors que rien, en 2002, ne vous obligeait à en faire le numéro 2 du gouvernement et qu’on ne peut pas dire qu’il se soit investi dans votre campagne, pas plus que dans la création de l’UMP. »
Le chat et la souris
Un soutien par dépit alors ? Oui et non. Un soutien pragmatique.
De janvier à mai 2007, Juppé s’engage pour son « champion de circonstance », et enchaîne meetings, rencontres, interviews…
Même s’il avouera quelques années plus tard dans son dialogue avec Michel Rocard : « J’ai fait campagne pour Nicolas Sarkozy, sans excès sans doute car je n’étais pas toujours à l’aise avec l’équipe et le discours. » […] Mais lorsque le candidat UMP lui propose une place de choix dans un futur gouvernement en cas de victoire, le maire de Bordeaux ne ferme pas la porte, bien au contraire. Nicolas Sarkozy lui laisse le choix entre deux options : les Affaires étrangères et l’Environnement. La seconde a sa préférence.
Il croit au sujet, en a fait une priorité depuis son séjour au Canada. Dix ans après les grandes grèves de décembre, trois ans après son « humiliante condamnation », un an après son exil québécois, Juppé prépare son grand retour dans ce mégaministère dont il a dessiné les contours.[…]
Le destin lui sourit à nouveau. Qui l’aurait imaginé après tant de brouilles et de combats ? […]
En ce mois de mai 2007, l’heure est cependant à l’apaisement, à l’unité retrouvée. Au conte de fées. […]. Un mois plus tard, changement d’ambiance. « Violence : c’est le mot qui m’est venu sur les lèvres, hier soir, quand j’ai voulu dire aux centaines de Bordelaises et de Bordelais, rassemblés devant ma permanence, comment j’avais ressenti les événements des deux derniers jours. » Juppé accuse le coup. Battu aux législatives à Bordeaux par la socialiste Michèle Delaunay, il démissionne, se pliant à la règle fixée par le Premier ministre François Fillon selon laquelle un candidat battu doit quitter le gouvernement. « En quelques heures, j’ai vu s’effacer tout ce que j’avais patiemment construit depuis des mois », regrette-t-il. Sarkozy a bien tenté de l’en dissuader. « Tu n’es pas obligé… » lui dit le chef de l’État au téléphone au soir du second tour. Mais non. L’orgueil encore une fois. […]
Un brin désabusé, Juppé jette un petit pavé dans la mare dans Le Monde du 10 avril 2010. Sous le titre « Mon offre pour 2012 », Juppé affirme n’avoir « jamais cru à la rupture », revient sur les erreurs de cette première partie du quinquennat et en appelle en priorité à la recherche « autant que possible, du consensus. J’en parle en connaissance de cause. » S’il se dit « toujours dans la majorité », il défend bec et ongles « sa liberté de parole ». S’il juge Sarkozy « le candidat naturel de la droite en 2012 », il ne cache pas non plus que son horizon personnel reste la présidentielle dans deux ans. Tout en apportant un bémol : « S’il advenait que Nicolas Sarkozy ne soit pas candidat en 2012, alors, j’envisagerai de concourir. »
[….] À l’automne, Juppé a manifestement réfléchi… Sur le plateau de France 3 Aquitaine, il avance un pion et se déclare « prêt à [s]’investir et à aider le président de la République », car il est selon lui le seul « candidat à droite et au centre susceptible de gagner » en 2012. Il ajoute : « J’ai des sentiments d’amitié pour lui. Ça fait trente ans que je le connais. » Ses relations avec lui ? Elles « dépendent des jours » mais ne sont « jamais glaciales ».
Affrontement primaire
Levez le doigt s’il vous plaît ! Que celles et ceux qui avaient assez d’imagination au lendemain de la défaite de la droite en 2012 pour envisager le scénario qui est en train de se dessiner se fassent connaître sans attendre : l’ancien président de la République et son ex-ministre des Affaires étrangères, habitués à jouer à « je t’aime, moi non plus » depuis des décennies, en compétition dans des primaires pour 2017 ! Si Nicolas Sarkozy a très vite rêvé de revanche, imaginait-il trouver Alain Juppé sur sa route ? Quant au maire de Bordeaux, pensait-il vraiment lui faire face dans la course à la présidentielle ? Mais le destin emprunte parfois des chemins de traverse…
Pour avoir vu le sien contrarié en 2007 et a fortiori en 2012, Alain Juppé a longuement réfléchi, étudié, calculé. Même si en son for intérieur, il n’a jamais abandonné cette perspective, il ne s’est pas lancé à la légère. Rien à voir avec le retour de Nicolas Sarkozy, moins sinueux car dicté par l’urgence. Certes, Juppé affirme ne vivre que pour Bordeaux, mais ça ne l’empêche tout de même pas de garder un oeil sur les prochaines échéances électorales. Tout en invitant ses amis qui piaffent d’impatience à attendre le moment opportun.
[…] Depuis l’avènement de LR, une nouvelle période entre les deux hommes s’est ouverte, plus frontale. Nicolas Sarkozy comprend que le maire de Bordeaux est déterminé à aller jusqu’au bout, il répète à l’envi : « Alain aura besoin de moi et j’aurai besoin de lui. » La concurrence s’installe. Une enquête Odoxa pour I-Télé et Le Parisien-Aujourd’hui en France vient doucher les ambitions de Nicolas Sarkozy : 72 % des Français ne veulent pas qu’il soit de nouveau candidat à l’élection présidentielle. Juppé savoure. Au « Grand Rendez-Vous » Europe 1-I-Télé, répondant aux questions sur ses chances de l’emporter, il souligne : « Sarkozy a le parti, pour l’instant j’ai l’opinion. J’organise ma petite PME. Parfois, il arrive que des PME performantes soient plus efficaces que des entreprises du CAC 40. » Quelques heures plus tard, Nicolas Sarkozy réplique : « Ce n’est pas moi qui vais en vouloir à Alain Juppé de dire cela, puisqu’il m’était arrivé de dire la même chose lorsque je soutenais Édouard Balladur contre Jacques Chirac avec le succès que vous connaissez. » Une réflexion qui provoque aussitôt la colère de Balladur. Il déplore « l’absence de propositions » de son ancien ministre du Budget et rappelle une vérité : Jacques Chaban-Delmas avait le parti, ça ne l’a pas empêché de perdre l’élection en 1974. La polémique se poursuit. Le 3 juin, sur RTL,
Alain Juppé ironise à son tour : « Je ne vais pas ressasser 1995. Si je suis Balladur, qui est Chirac alors ? Nicolas Sarkozy ? Ça fera sourire… » Il évoque au passage des « relations vigoureuses » avec le président de LR. Entre eux, tout devient prétexte à débats, réactions et mises au point. ■
Ennemis de trente ans - Anita Hausser et Olivier Biscaye – 202 pages
© Avec l’aimable autorisation des Éditions Du Moment