Dans l’histoire de la République, la liberté d’enseignement est emblématique des débats, des oppositions et des compromis qui font notre Vivre ensemble. Depuis toujours, en République, les questions éducatives ont été le point central du débat entre deux conceptions majeures : l’une veut confier à l’État la maîtrise des établissements éducatifs, au plan local ou national, considérant que l’enseignement est une mission fondamentale des institutions publiques. L’autre tendance ne rejette pas ce rôle de l’État, qui propose ainsi à tous un système éducatif, mais veut surtout que les parents comme leurs enfants puissent choisir un mode alternatif d’enseignement, fondé sur des principes éducatifs différents, complémentaires du système public, fondé sur de fortes convictions religieuses, philosophiques, pédagogiques, revendiquées et alternatives. Ces deux tendances ont coexisté, avec des hauts et des bas, des conflits et des périodes d’harmonie, proposant des modèles diversifiés, pour ceux qui croient au Ciel et pour ceux qui n’y croient pas et n’ont pas moins besoin de principes d’éducation.
L’école de la République n’est pas un monopole de l’État. Le laisser croire serait l’expression d’un totalitarisme qui n’a jamais eu cours dans notre histoire républicaine.
Le « moment 1946 »
L’histoire de la liberté d’enseignement s’est cristallisée en 1946 parce qu’elle a alors atteint son point d’équilibre au regard des deux tendances que l’on vient de rappeler. Le Préambule de la Constitution de 1946, toujours intégré à notre bloc de constitutionnalité, illustre ces deux tendances.
D’une part, le Préambule de 1946 (alinéa 13) pose une règle générale : « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ».
La Nation garantit l’accès à l’instruction. L’État a le devoir de l’organiser dans tous les degrés d’enseignement : primaire, secondaire, supérieur. La Nation est garante de l’instruction de ses enfants, l’État en est l’un des organisateurs mais on ne dit pas qu’il en est le seul. Ces principes républicains sont anciens et 1946 les reprend de façon équilibrée.
D’autre part, et c’est essentiel pour le débat contemporain, le Préambule de 1946 utilise une formule particulière dont tout juriste connaît la signification : celle des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Le Préambule rappelle que le Peuple français « réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». En clair, cela signifie que 1946 est dans la continuité de 1789 et que, dans cette continuité républicaine, il faut intégrer les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».
Chacun sait, travaux préparatoires de la Constitution de 1946 à l’appui, que cette formule elliptique signifie la reconnaissance de la liberté d’enseignement. Mais le « moment 1946 », dans sa composition politique, Socialistes, Radicaux, Communistes d’un côté, MRP et Gaullistes de l’autre, ne permettait pas de la reconnaître explicitement. On s’est mis d’accord sur cette expression, qui signifie bien que la liberté d’enseignement est intégrée à la Constitution et qu’elle fait partie du Pacte républicain, mais la paraphrase a permis l’accord sur l’ensemble du Préambule.
Le Conseil constitutionnel a transformé la paraphrase en termes clairs. Dans sa décision du 23 novembre 1977, le Conseil le dit clairement : « le principe de la liberté d’enseignement constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, réaffirmés par le Préambule de la Constitution de 1946 et auxquels la Constitution de 1958 a conféré valeur constitutionnelle ».
La liberté d’enseignement est aussi fondamentale pour la République que l’égalité ou la fraternité. Et le Conseil constitutionnel ajoute : « l’affirmation par le Préambule de 1946 de l’organisation de l’enseignement public […] ne saurait exclure l’existence de l’enseignement privé, non plus que l’octroi d’une aide de l’État à cet enseignement dans des conditions définies par la loi », distinguant bien entre l’existence d’un enseignement privé et l’aide de l’État à celui-ci. Cette décision a été confirmée en 1985 et à plusieurs reprises depuis. Elle fait de la liberté d’enseignement une liberté fondatrice de notre régime constitutionnel sur laquelle sont organisés les différents types d’enseignement : public et privé.
C’est bien sur cette liberté qu’est construit notre système d’enseignement. La Vème République lui a donné son assise législative avec la loi du 31 décembre 1959, dite « loi Debré » (Michel Debré, le Premier ministre du général de Gaulle). Cette loi, fondatrice du régime de tous nos établissements d’enseignement secondaire, permet la coexistence des établissements publics et privés d’enseignement, en trois grands ensembles : un enseignement public, expression, on l’a dit, de ce « devoir de l’État », un enseignement « privé sous contrat », un enseignement « privé hors contrat ».
L’enseignement privé, qu’il faut appeler « libre », est organisé en deux modalités depuis la loi de 1959 : les établissements les plus nombreux signent un contrat avec l’État qui prend en charge certaines dépenses, celles des personnels, leur « caractère propre », souvent confessionnel, est reconnu mais l’établissement applique les programmes de l’Éducation nationale, tant contestés actuellement.
D’autres établissements, moins nombreux mais dont les effectifs progressent, signe d’un affaiblissement de l’Éducation nationale, sont dits « hors contrat », ne bénéficient pas d’aide de l’État et vivent sous un régime moins contrôlé. Dans ces établissements, les libertés pédagogiques, intellectuelles, religieuses et philosophiques sont fortes et revendiquées. C’est à cet équilibre que veut toucher la ministre de l’Éducation nationale
De la déclaration à l’autorisation : un projet liberticide
La sémillante ministre veut ouvrir un nouveau chantier du contrôle tatillon de la société : les établissements scolaires hors contrat. Constatant la « radicalisation » de certaines écoles musulmanes, elle estime que ces écoles vivent sous un régime juridique trop libéral développant un enseignement confessionnel trop marqué à ses yeux. Elle constate que les contrôles exercés par les autorités académiques sont insuffisants.
Actuellement, les établissements hors contrat existent sous le régime juridique d’une simple déclaration (art. L. 441-1 Code de l’éducation) auprès du maire, du préfet, du directeur départemental de l’Éducation nationale, du procureur de la République, ces derniers pouvant « former opposition, dans l’intérêt des bonnes mœurs ou de l’hygiène » (ce texte remonte à une loi de 1886 qui fleure bon l’école républicaine !). Les conflits sont réglés devant le juge administratif.
Cette procédure d’ouverture est simple, peu formaliste et applique un principe majeur : la liberté d’enseignement. La déclaration est le signe d’une liberté non soumise à un contrôle préalable de l’État.
La ministre veut donc modifier cette procédure, passant d’un régime de déclaration à un régime d’autorisation. Là où il suffit aujourd’hui de déclarer l’ouverture d’une école, il faudra demain obtenir une autorisation de la part de l’État. C’est un changement fondamental et une atteinte à nos libertés constitutionnelles. Pourquoi ?
Le Gouvernement a prévu un amendement à la loi « Égalité et citoyenneté » donnant habilitation au Gouvernement de prendre par ordonnance – un texte réglementaire soumis à une ratification postérieure par le Parlement – les mesures passant de ce régime de déclaration à celui de l’autorisation préalable en fixant les conditions d’enseignement et de direction de ces établissements.
Cette autorisation pourrait être « implicite », c’est-à-dire que l’autorisation serait réputée donnée après un certain délai. Le texte fait aussi référence à la liberté d’enseignement, comme s’il suffisait de la citer pour la respecter ! Ceci ne change rien à l’affaire : là où la liberté d’ouverture était la règle, l’État viendra contrôler au préalable cette ouverture.
Soyons clairs : c’est une atteinte grave à la liberté constitutionnelle d’enseignement. Sous couvert de contrôler la « radicalisation » de certains établissements, tous seront soumis à un contrôle qu’on peut imaginer fondé largement sur le respect de la laïcité.
S’il y a « radicalisation », cela prouve que les contrôles existants ne sont pas efficaces, preuve supplémentaire que l’administration de l’Éducation nationale « filtre le moustique et laisse passer le chameau » selon l’expression de Jean Rivero, grand juriste défenseur des libertés.
Derrière ces motifs, le projet ministériel veut toucher un secteur de la société où la liberté de pensée s’exerce encore, hors du pédagogisme ambiant et où la liberté de conscience (rappelée aussi par le Conseil constitutionnel en 1977), la liberté de religion et l’autonomie personnelle sont une réalité. Ce sont en fait les établissements catholiques que l’on veut atteindre et ceux proposant des pédagogies alternatives (Montessori, …). Une fois de plus, l’État se trompe de cible.
Rappelons que lorsqu’un Gouvernement avait voulu passer du régime de la déclaration à celui de l’autorisation pour la création des associations de la loi de 1901, le Conseil constitutionnel l’avait sanctionné lourdement, dans une décision du 16 juillet 1971 restée célèbre comme fondatrice du contrôle de constitutionnalité en France.
Le président de la République, gardien de la Constitution (art. 5 Constitution 1958), saura-t-il faire respecter la liberté d’enseignement, liberté constitutionnelle, à laquelle sont attachés tant de Français ? Il doit les rassurer en mettant fin à ce projet attentatoire à l’une de nos libertés fondamentales. ■