Je suis loin d’être le seul à s’interroger sur l’islam. Il frappe à notre porte, de façon douce ou brutale. Et les musulmans, en terre d’islam ou en Europe, ne sont pas les derniers à questionner leur propre religion.
Le principal défi à relever est intellectuel. Qu’il s’agisse d’accepter l’islam ou de le combattre, de souhaiter lui faire une place dans notre pays ou de rêver l’en bouter, il faut d’abord le comprendre. Et une des façons les plus efficaces de s’empêcher d’y parvenir est la paresse intellectuelle. Pour s’épargner la peine de penser, il est confortable de recycler des catégories que l’on a déjà en magasin. L’islam est une religion, dites-vous ? Nous savons ce que c’est, nous en avons ou en avons eu une, à savoir, pour la grande majorité des français, le christianisme. Cela vaut aussi bien pour le plus pieux des pratiquants que pour le « bouffeur de curés » le plus enragé. Car ce dernier imagine la religion, toute religion, à laquelle il veut tordre le cou, sur le modèle du christianisme avec lequel il a peut-être un compte personnel à régler et qui, en tout cas, a marqué la culture dans laquelle il vit. Dans tous les cas, l’islam doit ressembler au christianisme. On l’affublera donc de concepts de confection, alors qu’il faudrait du sur mesure. Rien d’étonnant à ce que le vêtement tombe mal…
C’est ainsi qu’on entend des gens pas plus bêtes que d’autres dire qu’il s’agit de réussir aujourd’hui avec l’islam ce que nos ancêtres ont réussi avec le catholicisme : son intégration dans la République « laïque ». Elle a été le résultat d’une lutte qui a occupé au moins un bon demi-siècle. L’islam nous donnera peut-être plus de fil à retordre, mais on y arrivera avec le temps… Pierre Manent a déjà mis en lumière les différences de situation qui rendent le parallèle illusoire, du point de vue de l’histoire et de l’analyse socio-politique. Je me placerai ici à celui des concepts, sans hésiter à parler un peu de théologie.
Et déjà, la notion même de « religion » est trompeuse. Elle a été fabriquée il n’y a pas si longtemps. Et elle l’a été sur le modèle du christianisme, religion qui était celle des milieux dans lesquels la science des religions s’est formée. Une religion devait donc consister pour l’essentiel en la foi en une divinité à laquelle un culte était rendu par des prières et des actes, tels que des sacrements, des jeûnes, des pèlerinages ; elle devait avoir des dogmes gardés par un magistère, et définissant ce que la divinité a révélé du destin ultime de l’âme ; elle devait rassembler ses adhérents en une société de type particulier. D’emblée, certains phénomènes classés sous la rubrique « religion » font difficulté. Le bouddhisme primitif se passait de l’idée de Dieu. Alors, est-ce encore une religion ? Le judaïsme biblique ne connaissait pas de vie après la mort, et, plus tard, fait de celle-ci une option facultative. Et l’islam ?
C’est là qu’il faut redoubler de prudence dans l’application de nos schémas, d’autant plus qu’une certaine proximité la rend tentante.
Certes, l’islam partage avec le christianisme, comme d’ailleurs avec le judaïsme, une série de traits : la foi en un Dieu unique, tout-puissant et miséricordieux, un jugement dernier, certains personnages de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Certaines formules devenues rebattues sont censées regrouper les deux religions bibliques et l’islam : les « trois monothéismes », les « trois religions du Livre », les « trois religions abrahamiques ». Mais à y regarder de plus près, bien des parallèles s’évanouissent, bien des notions reçoivent une signification toute différente. Pour l’islam, la foi est moins une décision de la volonté que la reconnaissance d’une évidence. La façon dont Dieu est un n’est pas la même : fidèle à soi dans l’Ancien Testament, en accord avec soi dans la Trinité chrétienne, d’un seul tenant dans le Coran.
La Bible est un livre inspiré par Dieu, mais écrit par des hommes qui ont leur psychologie personnelle et une vision du monde datée (dont des erreurs) ; le Coran est dicté par Dieu à Mahomet qui n’en est pas l’auteur, mais comme un secrétaire qui prend à la dictée sans rien changer. Les personnages bibliques ont le même nom, ou presque, dans la Bible et le Coran, mais les récits qui les singularisent sont très différents. L’Abraham du Coran n’est ni juif ni chrétien, mais déjà musulman (II, 135 et III, 67) ; pour un chrétien, son nom inclut les deux autres religions ; pour un musulman, il les exclut. Le Issâ coranique n’a pas le même nom que le Jésus du Nouveau Testament. Ses miracles ressemblent plus aux démonstrations de force du garnement tout-puissant de certains Evangiles apocryphes qu’aux guérisons relatées par les quatre Evangiles canoniques. Le Jésus du Coran ne meurt pas en croix et, enlevé vivant au ciel, n’a donc pas besoin de ressusciter. A son retour, il sera le premier à condamner ceux qui se croient chrétiens et qui associent au Dieu unique lui-même et sa mère Marie.
Un fait important, et souvent oublié, est que l’islam ne reconnaît pas l’authenticité des livres saints qui le précèdent. La Torah et l’Evangile (au singulier !) que mentionne le Coran ne sont pas ceux que l’on trouve dans nos bibliothèques, mais des textes purement virtuels. Ils étaient les versions authentiques de ce qui aurait ensuite été trafiqué, en particulier pour en ôter les annonces de Mahomet qu’ils étaient censés contenir. Le christianisme n’interprète pas l’Ancien Testament comme le judaïsme, mais il n’en nie pas l’authenticité. L’islam la récuse, si bien que la Bible est soit inutile soit dangereuse. Certains pays islamiques en punissent la lecture, voire la simple possession.
L’islam est avant tout un système juridique. Et les soufis, alors ? Jetons un coup d’œil dans le rayon « religion » d’une grande librairie, et, une fois éliminés ésotérisme et développement personnel, regardons la section « islam ». Elle comporte une bonne moitié d’ouvrages sur le soufisme. Pourquoi ? Parce que la mystique est ce que les non-musulmans trouvent intéressant dans l’islam, et parfois ce qui les y attire. Mais en islam, la mystique est, dans le meilleur des cas, autorisée. Elle a inspiré des poètes et formé d’influentes confréries. Elle a pourtant toujours été facultative, jamais obligatoire. Et elle a réussi à se faire tolérer, à partir du Xème siècle, en montrant que ses premiers représentants observaient très strictement la sharia, et que la mystique insufflait dans la pratique des devoirs religieux des intentions pieuses qui leur redonnaient vie.
Le but du christianisme est lui aussi de portée universelle. Les deux messages, chrétien et islamique, s’adressent à tout homme, dans le monde entier. Mais le but cherché n’est pas le même. Celui du christianisme est la conversion ; celui de l’islam est la soumission. Quand des Chrétiens veulent contraindre à la conversion, comme Charlemagne les Saxons, ou bien d’autres, ils n’obtiennent qu’un simulacre d’adhésion. Pour l’islam, la soumission suffit, en tout cas en un premier temps.
Il s’agit de faire en sorte que la loi islamique soit en vigueur. Cette loi se déduit des quelques stipulations du Livre Saint, mais surtout des hadiths, c’est-à-dire des actions et déclarations de Mahomet, le « bel exemple » (Coran, XXXIII, 21). Elle pourra prendre différentes formes selon les quatre écoles ou « rites » sunnites, ou selon le droit shiite, ce pourquoi il n’est pas très juste de parler de la charia. Mais en aucun cas une loi humaine, votée par un parlement d’êtres qui ne sont que des créatures, ne saurait prévaloir sur la Loi de Dieu même.
L’application de celle-ci crée des conditions telles que les musulmans peuvent vivre en toute liberté, sans contrainte (Coran, II, 256), selon les règles de la religion vraie et définitive, seule capable de les mettre en conformité avec la volonté de Dieu et par là de leur assurer le paradis. Les non-musulmans seront tolérés, pour peu qu’ils possèdent un livre sacré. Mais ils seront placés dans des conditions telles qu’ils auront intérêt à se convertir à l’islam dominant. Leur conversion pourra donc venir progressivement ; elle se fera spontanément, et souvent pacifiquement, sans autre moteur qu’une pression sociale et financière.
Ainsi, il est vrai que l’islam et le christianisme se ressemblent. Mais rien ne me ressemble plus que mon image dans le miroir. Sauf que tout y est renversé. ■